Frédéric SPINHIRNY est Philosophe, Directeur adjoint, direction commune CHU Tours/CH Chinon/CH Loches (GHT Touraine-Val de Loire), Rédacteur en Chef de la Revue Gestions Hospitalières et ancien élève de l’École des Hautes Études en Santé Publique.
Il a publié plusieurs essais de philosophie aux Editions Sens&Tonka (« Hôpital et modernité : comprendre les nouvelles conditions de travail », l’Eloge de la dépense (2015) et l’Homme sans politique (2017).
Son dernier essai est paru aux éditions Payot le 25 Mars 2020, intitulé «Naître et s’engager au monde : pour une philosophie de la naissance ».
N°17, Août 2021
Relire la 1ère partie de cet article.
Ainsi le système managérial hospitalier depuis vingt ans, s’entretient de lui-même : la gouvernance insiste sur la valorisation des actions de contrôle et de maîtrise budgétaire, actions qui font elles-mêmes l’objet des évaluations des directeurs, des cadres et qui structurent le pilotage médico-économiques des pôles. C’est précisément la gouvernance unique et son mode de contrôle qui a été remise en question pendant la période du COVID-19 et notamment la première vague. De nombreux témoignages soulignent que la prise en charge de patients a été possible grâce à une réinvention de l’hôpital. On a parlé d’une « parenthèse extraordinaire », d’un « fonctionnement miraculeux » où l’administration se dédiait entièrement à la gestion des affaires soignantes (réduction de la gouvernance à une cellule de crise avec un rôle affirmé du médecin médical de crise, gestion des effectifs à la compétence par la direction des soins, diminution des instances représentatives) et à la logistique (commande de matériels, équipements, soutien psychologique, plateforme de distribution de services de type transports, hôtellerie, restauration). La contrainte financière était allégée à l’extrême, quoi qu’il en coûte :
« Les personnels ont goûté à autre chose : il y a eu de l’invention et de l’autonomisation, ça a complètement changé la façon de voir leur métier », témoigne François Salachas, neurologue à la Pitié-Salpêtrière et membre du Collectif inter-hôpitaux (CIH). « Nous obtenions tout ce que nous demandions, jamais nous n’entendions parler de finance… Je me suis demandé s’il s’agissait d’un miracle ou d’un mirage », a raconté Hélène Gros, médecin au service des maladies infectieuses de l’hôpital Robert-Ballanger, à Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), lors d’une conférence de presse du CIH, le 5 mai »[4].
L’hôpital à l’épreuve du nouveau management public
Évidemment, tout situation exceptionnelle appelle un recentrage de la stratégie sur les opérations les plus essentielles pour contenir et maîtriser cette situation. Les acteurs et observateurs ont pu à ce titre constater qu’en cas de crise, la gouvernance reprend en main de nombreuses fonctions de pilotage, réduit les espaces chronophages de discussion et impose sa manière d’agir. Et comme dans un hôpital la gouvernance administrative n’a pas l’expertise des soins, sauf à travers la coordination des soins souvent mal valorisée, nous avons pu assister à une « médicalisation » de l’action. D’où le sentiment d’un rééquilibrage en faveur des soignants dans la gouvernance.
Ces quelques exemples soulignent donc les conditions des politiques managériales, à savoir que la structuration des modes d’exercice (et notamment les objectifs assignés aux établissement), donne le ton en termes de pratiques au quotidien. En somme, la loi d’airain des structures sanitaires et médico-sociales était celle-ci : gouverner avec l’objectif de respecter l’équilibre financier. Ce qui impliquait que l’innovation managériale elle-même devait respecter cet équilibre, et donc que la plupart des actions entreprises l’était uniquement si un taux de rentabilité pouvait se prouver à l’avance ou si une compensation financière accompagnait une dépense. Voilà pourquoi, nous pouvons tout à fait éprouver une dissonance entre une volonté d’affichage autour de la QVT ou de l’innovation, tout en constatant l’inverse dans les services. Autre exemple souvent mis en avant : lorsqu’un management participatif est mis en place, il suffit qu’un participant propose une solution efficace, rapide mais qui engage une dépense sans contrepartie. Si elle est refusée car cette solution engage un coût et uniquement pour cette raison-là, alors cela signifie que les choix sont contraints par la logique de l’équilibre. Et donc que le management participatif est restreint.
Dans l’expérience managériale du COVID, c’est cette dimension financière qui a souvent été mise en avant pour montrer en quoi son absence facilitait les relations de travail. Manière simpliste de résumer l’ensemble des transformations hospitalières pendant cette crise[5], mais cela résume les débats du monde sanitaire depuis des années. Car encore une fois, nous ne devons pas esquiver l’autre aspect du management durant la crise du COVID et qui se situe loin des manières de gouverner « innovantes » qui intéressent les directeurs et le corps médical. De nombreux retours sur expérience des soignants soulignent aussi les méthodes autoritaires de mobilisation d’un service à un autre, de suppression de repos, rappels sur congés, dépassement d’horaires, mauvaise gestion des plannings, manque d’écoute de la part de l’encadrement, etc. Sans oublier la mise au pas de nombreux services administratifs et logistiques de l’hôpital. Cet ensemble complexe ne doit donc pas permettre d’idéaliser les périodes de crise comme étant des standards de comportements managériaux, bien qu’elles permettent de mettre en avant des pratiques[6] ou des interrogations qui doivent nous faire avancer dans la réflexion sur ce que peut être un management propre à l’hôpital, et aux établissements médico-sociaux.
Innover après le COVID-19, est-ce briser des tabous ?
A l’heure où ses lignes sont écrites, il est manifeste qu’il existe une ouverture où se dessine plusieurs hypothèses pour l’avenir. Si, comme on l’entend régulièrement, ce sont les modes de financement qui façonnent le management, alors la crise va briser un premier tabou, celui du modèle de la tarification à l’activité. La mise en application d’une « garantie de financement » assurant des recettes d’activité stables entre 2019 et 2020, prolongé début 2021, permet de comprendre que les modalités de financement des établissements résultent de choix publics et non de nécessités irrémédiables[7]. Il est tout à fait possible, et c’était déjà une voie prise avant 2020, que la tarification à l’activité subisse une inflexion, voire que les modes de financement des missions de service public soient revus (dans le sens de la prévention par exemple). Il est tout à fait probable également que les réorganisations visant à la diminution des lits d’hospitalisation ou des projets de réduction d’effectifs soignants deviennent moins visibles pendant un temps. Sans oublier qu’in fine, un établissement de santé a des ressources qu’il doit utiliser avec raison, il est certain que cette période aura un impact sur la gouvernance et probablement les méthodes de gestion. Enfin, dans une période pré-électorale, gageons que ce soit également l’objet de discussion pour réformer une n-ième fois le système de santé[8].
Nous devons être particulièrement attentifs aux demandes portées de part et d’autres, relatives au changement de gouvernance ou de culture managériale. Car il ne faudrait pas que cette période réactive sans cesse la division entre directeur et médecins, établissements et tutelles, exécutifs et personnel de terrain. Comme toute période de crise, l’épidémie peut être subtilement une manière de réduire encore l’administration, vue comme une forme gênante pour le quotidien de l’hôpital ou des établissements médico-sociaux. Lors de la campagne de vaccination début 2021, c’est encore le thème de la bureaucratie ou les dysfonctionnements logistiques qui sont apparus dans les débats, servant à expliquer les retards supposés. Et il ne faudrait pas que ces discussions renvoient des responsabilités entre les différents acteurs d’une crise particulièrement compliquée à comprendre et à gérer. Ni que ce soit le prétexte pour déléguer une partie des prérogatives de la puissance publique à des opérateurs censés être plus performants. La bureaucratie par exemple n’est pas l’apanage de l’administration publique, comme il est commun de l’entendre. C’est un mode de gestion par indicateur qui est excessif par rapport aux besoins d’une organisation. Ce mode de gestion peut être tout à fait utile et efficace, s’il est limité et exercé par des responsables qui n’en abusent pas pour maîtriser l’information ou pratiquer des reporting inutiles, chronophages et uniquement faits pour asseoir une forme d’obéissance dans les services.
Toute transformation repose sur un élément humain archaïque : les caractères
Car derrière ces politiques de gestion, il y a des hommes et des femmes qui croient en ces méthodes, et c’est cet aspect-là que nous devons désormais considérer sérieusement. Ce point d’analyse est rarement abordé car il s’aventure sur le terrain des croyances et des comportements individuels alors que l’évolution des études professionnelles s’est plutôt orientée depuis 20 ans vers le management formel, les process objectifs, le jeu entre acteurs et la distinction entre la fonction et la personne. Pourtant, une analyse sociologique ou psychosociale peut expliquer les réflexes et habitudes prises depuis de longues années par les responsables d’établissement et l’encadrement supérieur médical et paramédical. Nous entrons dans l’analyse comportementale, à savoir l’étude des pratiques quotidiennes, des échanges de tous les jours, des réflexions ou des opinions, qui sont parfois plus problématiques ou plus résistantes que des politiques générales d’établissement.
Nous sommes partis de l’hypothèse que ce sont les structures et les modes d’organisation qui font évoluer les pratiques managériales. Puis les individus qui exercent ces pratiques ont eux-mêmes des dispositions, des habitudes, un caractère, un comportement, une personnalité, qui entrent en résonance ou non, avec ces pratiques. C’est-à-dire simplement que même si la gouvernance changeait, même si les modalités de financement ont un impact sur les pratiques quotidiennes de gestion des services, celui qui exerce le management a une influence primordiale sur les relations de travail, et sur le rythme des changements. Car nous avons pu lire de nombreuses études sur les agents des services qui font preuve de « résistance au changement » et sur la manière dont « l’accompagnement au changement » peut y remédier. Désormais, on appelle ça aussi « pédagogie ». Mais l’inverse existe aussi. On rencontre dans nos établissements des directeurs, cadres, médecins qui, malgré des recommandations orientées vers la simplification, la rapidité, la dépense sans contrepartie, résistent à cette recommandation. Nous avons pu lire dans les débats de 2020, la notion « d’Etat profond », représenté par l’administration permanente qui s’opposerait tacitement aux politiques publiques même les mieux intentionnées envers les citoyens. Il ne nous appartient pas dans cet article d’étudier cette notion ni sa transposition dans une administration hospitalière car elle semble relever de l’administration d’Etat et d’enjeux idéologiques. Notre questionnement doit répondre à un phénomène contre-intuitif : pourquoi rien de ne change au moment même où la notion de changement est la plus invoquée ? Pourquoi plus on répète QVT, plus elle s’efface ? Pourquoi plus les responsables partent en formation en management, moins ils paraissent compétents sur ces sujets-là précisément ? Finalement ce sont les organisations qui transforment les individus ou l’inverse ?
Ce n’est donc pas tant des conflits politiques ou idéologiques qui sont concernés dans notre quotidien, que des comportements. Et ce sont ces comportements, ces caractères sédimentés depuis des années, façonnés par tout un parcours biographique et professionnel, qui doivent être considérés par le management et pas uniquement par la psychologie sociale. Certes, une littérature est désormais connue de nombres d’entre nous, et qui met en avant des personnalités toxiques, et la première d’entre elles : le pervers-narcissique. Mais notre quotidien n’est pas peuplé de pervers narcissiques, qui apparaît comme un idéal-type. Le management que nous évoquons s’attache à des pratiques quotidiennes, à des petites altercations, à des blocages subtils dont les manifestations inhibent les pratiques de coopérations entre professionnels de santé, ou empêchent les innovations. Notre propos est celui d’un constat que les caractères des managers qui sont favorisés depuis plus de vingt ans, sont ceux qui entretiennent un lien étroit avec les rapports de production de l’économie moderne.
Autrement dit, et pour poursuivre les éléments précédents, ce sont les pratiques quotidiennes qui valorisent uniquement les manières d’agir ou d’obéir, en vue de maximiser la valorisation productive de l’activité hospitalière ou la diminution des dépenses. Conformément à cela, et toujours au risque de la discrimination ou du harcèlement mais sans jamais dépasser la limite de l’intention manifeste, les managers cherchent à limiter les formes d’absence des agents (maladie, grossesse, absence pour enfants malade, épuisement, congé paternité), à augmenter le présentéisme même inutile en contrôlant les horaires[9], à refuser le télétravail considéré comme un mode d’évitement du travail effectif, à réduire les modes discussion de la prise de décision, surtout quand les discussions contredisent les décisions (vocabulaire intimidant, omniprésence, sollicitation sous forme d’ordre, précipitation dans la décision, faible considération du droit du travail, objectifs irréalisables pour mettre en défaut).
En conclusion :
Au-delà des enjeux de pouvoirs ou d’obéissance, de recherche légitime de réduire la paresse ou l’insubordination au travail[10], ce sont souvent des caractères qui se conforment aux demandes objectives de contrôle de l’administration hospitalière. C’est-à-dire qui croient à la vertu du contrôle, empêchant tout forme d’innovation et concentrant le pouvoir. Ce management n’est pas tant « télécommandé » pour reprendre les propos de Mintzberg, que d’une proximité de contremaître, exerçant systématiquement une intimidation en sourdine. Ainsi, même si les dispositifs de gouvernance sont bons, il reste ces individus qui ont une certaine vision du monde, de l’hôpital, des autres. On les reconnaît souvent à quelques opinions répétées et que l’on répète par contagion, comme un flot que l’on ne doit pas barrer : « les soignants, on leur a déjà assez donné » ;
« il faut souffrir pour progresser », « celle-ci, elle est tout le temps en arrêt », « les psychologues, on ne sait pas à quoi ça sert, il y en a trop », « moi à mon époque, je ne prenais pas de congés paternité », « si tu n’es pas content, il y en a plein qui attendent derrière la porte », « celle-là, il faut la virer », etc.
Autant de jugements à la hâte, souvent sans considération du droit social, qui façonnent progressivement des manières d’exclure et de faire des catégories entre les bons producteurs de soins, et les autres. Dans certaines cultures managériales, se dessine en creux l’image d’un employé idéal, masculin, seul ou sans enfant, disponible et plutôt obéissant (ou avec une dose de fronde ou d’effronterie, appelée « innovation » ou « capacité à sortir du cadre », qui va toujours dans le sens de la production).
Lire la 3ème partie de cet article, le mois prochain.
Pour aller plus loin :
Cet article est à découvrir en totalité dans le numéro « Innovations » de la revue Gestions Hospitalières paru en avril 2021.
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Nous remercions vivement Frédéric SPINHIRNY, Philosophe, Directeur adjoint, direction commune CHU Tours/CH Chinon/CH Loches (GHT Touraine-Val de Loire), Rédacteur en Chef de la Revue Gestions Hospitalières et ancien élève de l’École des Hautes Études en Santé Publique, pour partager son expertise en proposant des publications auprès de nos fidèles lecteurs de ManagerSante.com
Biographie de l'auteur :
Frédéric SPINHIRNY est Directeur des Ressources Humaines chez Hôpital Necker-Enfants Malades, Rédacteur en Chef de la Revue Gestions Hospitalières . Ancien élève de l’École des Hautes Études en Santé Publique. Diplômé de l’Institut d’Études Politiques de Paris et titulaire d’une licence de philosophie. Egalement auteur de trois essais de philosophie aux Editions Sens&Tonka (« Hôpital et modernité : comprendre les nouvelles conditions de travail », l’Eloge de la dépense (2015) et l’Homme sans politique (2017). Son prochain essai paraîtra aux éditions Payot en mars 2020, «Philosophie de la naissance ».
[DERNIER OUVRAGE]
Frédéric SPINHIRNY :
Parution d’un nouvel essai en librairie, depuis le 23 Mars 2020, aux Editions Payot.
Résumé : Naître, est-ce forcément une bonne nouvelle ? Ne sommes-nous pas déjà trop nombreux ? Peut-on vraiment donner naissance dans un monde en ruine ? Sans compter le désir parfois contrarié d’enfant. Mettre un nouvel être au monde aujourd’hui ne va plus de soi. Nombreux sont celles et ceux qui remettent en question leur projet d’enfant. C’est que chaque nouveau-né dérange : le couple, le quotidien, mais aussi la communauté et l’environnement qui l’accueillent. Autrefois considéré comme miraculeux et spontané, cet acte est désormais soumis à une logique de contrôle. D’un côté, il est déterminé, mécanisé et médicalisé. De l’autre, la fatalité climatique assombrit tout projet tourné vers l’avenir. Impensé par une philosophie obsédée par la mort, il est urgent d’interroger et de dessiner les contours de cet acte qu’est naître et s’engager au monde afin de répondre aux défis de l’anthropocène.
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Parce que les soignants ont plus que jamais besoin de soutien face à la pandémie de COVID-19, l’association SPS (Soins aux Professionnels en Santé), reconnue d’intérêt général, propose son dispositif d’aide et d’accompagnement psychologique 24h/24-7j/7 avec 100 psychologues de la plateforme Pros-Consulte.