Nouvel Article rédigé pour ManagerSante.com par Denis BISMUTH, Chargé du pilotage de l’innovation pédagogique de l’entreprise Isokan, membre de l’EMCC France (European Mentoring and Coaching Council) et animateur de la commission recherche. Il est Dirigeant du cabinet de coaching Métavision) et auteur de plusieurs ouvrages.*
N°8, Mai 2021
La grande crise que nous vivons depuis plus d’une année a servi de révélateur à bon nombre de paradoxes, failles et difficultés dont on arrivait tant bien que mal à différer la résolution, parce que la situation nous paraissait encore assez stable et prévisible. Cette pandémie nous met devant une imprévisibilité permanente et la nécessité de prendre en permanence des décisions en totale incertitude.
La crise sanitaire nous met devant une question cruciale :
Quelle est la particularité des processus de décision dans les situations dont on ne peut absolument pas prévoir l’issue ?
Prendre la bonne décision en situation d'incertitude
Nous sommes en guerre disait notre président au début de l’épidémie. Si la situation de crise actuelle s’apparente à un combat, que nous enseigne l’art du combat dans la gestion des décisions en situation d’incertitude ?
Les travaux de l’Imassa[1] sur les compétences des pilotes de chasse ont montré que ce qui fait la différence entre un bon pilote de chasse et un pilote exceptionnel c’est sa capacité à décider dans l’instant de traiter ou de ne pas traiter une information, un signal faible, un voyant qui s’allume. Chercher à répondre sur tous les fronts à toutes les alertes épuise le pilote et lui fait disperser son attention d’une manière qui peut le mettre en danger. Obnubilé par un détail il risque de ne pas voir venir la catastrophe. C’est l’effet « lorgnette » qui fait que celui qui doit décider se focalise sur un détail qui l’angoisse et s’en trouve empêché de considérer l’intégralité de la situation.
Avoir une vue globale de la situation, savoir changer de décision en fonction des signaux du réel et savoir ne pas prendre en compte un signal, représentent de réelles compétences à gérer les situations incertaines.
Au fond pour accomplir sa mission le pilote a très peu de choses stables. Il a :
– Une intention : gagner son combat et revenir vivant à la base.
– Un seul objectif abattre l’adversaire.
– Sa bibliothèque de connaissance constituée à partir de ses expériences et de sa formation, son intuition et sa vigilance.
Tout le reste est indéterminé d’un bout à l’autre du combat.
Chacune des décisions qu’il prend à un moment donné n’a de valeur qu’au moment où il prend la décision. Rétrospectivement on peut dire que la décision n’était pas la bonne. Mais ça c’est rétrospectivement !
La question n’est donc pas de chercher à prendre la bonne décision et de s’y tenir coûte que coûte. Vouloir prendre La bonne décision supposerait d’avoir dans son équipe une voyante extralucide équipée de sa boule de cristal. Ce qui est plutôt rare dans les équipes.
La question est de prendre une décision et d’être à chaque instant attentif à vérifier qu’elle permet ou pas d’avancer vers l’issu de la confrontation.
Au fond ce qui est difficile ce n’est pas de prendre une décision d’action, mais c’est de décider jusqu’à quand on la maintient et à quel moment on l’abandonne.
On le voit dans la gestion de la crise par le pouvoir politique. L’erreur des gestionnaires de la crise n’a pas été de dire en début de crise que « les masques en population ne sont pas utiles » (comme la télévision le rappelle tous les jours dans le générique de l’émission « quotidien »). L’erreur aurait été de maintenir une telle décision malgré les nouvelles informations surgissant à chaque instant
La décision : un processus ou un produit ?
Il n’y a pas de bonne décision dans l’absolu. Il y a un enchainement de décision dont on ne saura si elles étaient bonnes qu’ensuite. Plus que de prendre une bonne décision l’art de gouverner une situation imprévisible est l’art de piloter le processus de décision.
En situation d’incertitude l’effort ne doit pas porter sur la recherche d’une bonne décision, mais sur la prise en compte des indicateurs et la capacité à choisir d’intervenir ou pas. Savoir abandonner l’objectif peut etre parfois salutaire. Rappelons ce que disait Gal Desportes[2]
La guerre est un phénomène définitivement complexe et l’action militaire se déroule dans un environnement chaotique, désordonné, largement imprévisible, qui exclut un contrôle précis et étroit: un style et une organisation du commandement qui ne tiendraient pas compte de cette vérité seraient voués à l’échec. Le commandement ne peut être qu’un processus continu d’adaptation, en quête de succès et de survie; en aval, l’organisation militaire doit agir selon un processus de mutation permanente et adopter pour comportement celui d’une nature organique, à la recherche perpétuelle d’un impossible équilibre dans son adaptation jamais achevée à son environnement fluide.
En situation prévisible, la décision est le produit d’une analyse d’experts qui conduit à la mise en place d’un processus d’action qui reste à gérer c’est-à-dire à réguler et à contrôler. Comme on le voit dans l’organisation taylorienne de l’industrie, c’est parce que le bureau des méthodes a pris les bonnes décisions que l’opérateur sur sa machine va pouvoir agir efficacement. En situation prévisible c’est la décision qui rend possible l’action.
En situation d’imprévisibilité surtout quand il y a urgence comme avec la pandémie, on ne peut pas attendre d’etre sur d’avoir trouvé la bonne décision pour agir. Il est nécessaire de considérer qu’on est dans « un processus d’adaptation permanente » comme disait le Gal Desportes (voir plus haut).La capacité à prendre des décisions est le fondement du processus de régulation de l’action. Une action qui se décide sans qu’on sache réellement où l’on va. Inutile de savoir précisément ou l’on va pour déclencher l’action. En situation d’imprévisibilité c’est l’action rend possible la régulation et donc le processus de décision.
En situation d’imprévisibilité devons-nous tenter de discerner la bonne décision ? ou devons- nous être capable de changer de décision ?
Les situations de crise sont complexes et doivent etre abordées avec un regard systémique. Chaque décision, chaque action modifie l’équilibre du système, modifiant ainsi la configuration de la situation sur laquelle on cherche à agir. Alors que vaut une décision prise dans une configuration déjà obsolète ? L’art de décider en situation d’incertitude est peut etre l’art de changer de décision de la manière la plus judicieuse.
L’art de décider dans l’incertitude est l’art de mettre ses capacités de décider au bon niveau et au bon moment.
On voit bien comment en situation d’incertitude le contrôle bureaucratique des organisations de santé empêche que les décisions soient prises au bon niveau et modifiées au même bon niveau. La gestion de la crise hospitalière de la Guadeloupe par Mr Phillibert[3] est un exemple à modéliser d’une gestion de la crise.
- Un commandement stratégique dans les mains d’un expert dans la gestion de crise. Un commandement stratégique éclairé par les remontées permanentes d’information
- Une légitimité des opérationnels à produire des décisions tactiques (le « comment ») qui peuvent aller à l’encontre du cadre législatif qui est supposé contrôler le système en situation ordinaire.
- Une relation de confiance continue entre tous les niveaux hiérarchiques où la validité d’une prise de position n’est pas liée au poids hiérarchique de celui qui la porte : En situation de crise les galons ne pèsent rien.
- Une démultiplication des échanges.
On voit bien dans la crise du Covid que toutes les décisions prises au début sont devenues obsolètes. Non pas parce qu’elles n’étaient pas bonnes mais parce que les indicateurs pris en compte ne permettaient pas qu’on en prenne d’autres, et de nombreux phénomènes n’existaient pas (comme les variants) ou n’étaient pas visibles.
Au bout du compte mettre en place un processus de décision suppose de passer son temps à récolter des indicateurs et leurs évolutions. Ensuite de cela seulement on peut prendre des décisions dont la durée de vie est plus ou moins courte.
Au bout du compte le processus de décision se caractérise par sa versatilité. Vouloir prendre une décision et s’y tenir relève de l’absurde. Comme du temps ou les décisions militaires se prenaient au QG où on envoyait au massacre des milliers de soldats pour vérifier que des décisions prise devant des cartes d’état major pouvaient devenir réalité.
Là où l’armée a renversé la vapeur c’est, comme le montre le général Desportes qu’elle a été capable de comprendre que les décisions justes se prennent sur le terrain en fonction de la réalité immédiate, même si ces décisions doivent etre prise sous l’influence à distance du QG.
Savoir ne pas respecter les règles quand on a identifié que la situation en cours ne correspond pas aux règles qui ont servi à les établir
L’amerrissage en catastrophe d’un avion sur la baie d’hudson[4] a montré qu’en situation exceptionnelle c’est l’intuition de l’expérience du pilote, sa capacité à contrevenir règles qui permet de sauver des vies plus que le respect des procédures établies. Cette position se résume bien dans ce mot prêté à Frédéric le Grand s’adressant à l’un de ses officiers: «Monsieur, le roi vous a promu officier afin que vous sachiez vous-même quand vous ne devez pas obéir. »
Ce qui rend le commandement plutôt complexe et qui fait dire au gal Desportes (op. Cit) qu’il est nécessaire d’avoir un Commandement « par influence plus que par instructions ». Ainsi « en préservant la liberté d’initiative de ses subordonnés, il libère en eux l’énergie créatrice par la décentralisation du pouvoir de décision ».
En situation d’incertitude la valeur d’une décision est déterminée par la loyauté et de la compétence de celui qui la prend et pas de son adéquation avec la bible des procédures.
Pour lever les obstacles à la conduite d'un processus de décision agile en situation d’incertitude, le leader doit-il être accompagné ?
Malheureusement les obstacles à la mise en place d’un processus agile de décision se heurte à de nombreux obstacles.
– Le premier le plus connu et peut etre le moins difficile à surmonter, est la difficulté de l’administration à lâcher le pouvoir de contrôle. Comme le montre l’expérience de la Guadeloupe (cité plus haut) il a suffit de mettre en place une organisation de substitution sous la forme d’une administration provisoire (Escrim) qui assurait l’intérim de la régulation des processus, pour que l’administration centrale accepte de lâcher provisoirement le contrôle. Cette institution fonctionnait à partir de règles adaptées à la situation d’urgence et pouvait donc bien jouer le rôle de garant du cadre attendu d’une administration.
– Plus difficile à combattre sont sans doute les réactions humaines.
La résistance des individus pris dans la peur de l’incertitude est un obstacle majeur à un processus agile de prise de décisions versatiles. La peur de l’inconnu fonde la résistance au changement des populations. D’un côté il y a ceux qui réclament une bonne solution et traitent d’incapables les dirigeants qui ne la trouvent pas immédiatement. Et de l’autre côté il y a ceux qui tentent de rationaliser leur peur en échafaudant des théories complotistes et en disqualifiant les dirigeants. L’un comme l’autre manifestent leur peur de l’incertitude. Ce qui nous montre bien qu’en situation d’incertitude on a du mal à faire preuve d’intelligence collective[5].
Difficile de faire preuve d’agilité quand on s’agrippe à ce qu’on a de moins incertain : ce qu’on connait déjà.
Les expériences de la gestion des crises et des situations d’incertitudes nous conduisent à considérer la gestion des situations d’imprévisibilité dans une tension entre deux positions contradictoires en apparence :
– Un leader éclairé capable de produire rapidement des décisions stratégiques éclairées à partir d’un recueil d’information auprès les experts.
– Un leader capable de déléguer les décisions tactiques au bon niveau.
– Un leader capable d’avoir confiance en la compétence et la loyauté de ses salariés.
Une telle position ne peut être tenue sans un accompagnement personnalisé du leader par un soutien à la réflexion et à la prise de décision. Le soutien d’un superviseur expert en prise de décision qui offre au leader la possibilité de se confronter à ses modes de décision pour les éprouver dans le miroir de ce superviseur. Un superviseur qui, par la prise de recul qu’il permet, oblige à aller toujours plus loin dans la vision systémique des effets de ses décisions.
Notes :
[1] René Amalberti: la maitrise des situations dynamiques.
[2] Gal Desportes: Décider dans l’incertitude
[3] Quelle action l’ESCRIM a-t-il pu apporter lors d’une gestion de crise sanitaire inédite au CHU de Guadeloupe ?
[4] Le 15 janvier 2009, un Airbus A320 effectuant le vol US Airways 1549 est victime d’une collision aviaire suivie d’une panne des deux moteurs au-dessus de la ville de New York, aux États-Unis. Le commandant de bord Sullenberger parvient à faire amerrir son avion sur le fleuve Hudson, face à Manhattan au bout de cinq minutes et huit secondes de vol. Cet amerrissage devient connu sous le nom du « miracle de l’Hudson »,». source : wikipedia
[5] « On mesure l’intelligence d’un individu à la quantité d’incertitude qu’il est capable de supporter » disait Kant.
Nous remercions vivement Article rédigé par Denis BISMUTH, Chargé du pilotage de l’innovation pédagogique de l’entreprise Isokan, membre l’EMCC France et animateur de la commission recherche de l’European Mentoring and Coaching Council (fédération de coach). Il est Dirigeant du cabinet de coaching Métavision) et auteur de plusieurs ouvrages., pour partager son expertise professionnelle pour nos fidèles lecteurs de ManagerSante.com
Biographie de l'auteur :
Chargé du pilotage de l’innovation pédagogique de l’entreprise Isokan, il accompagne les entreprises dans la mise en place de l’organisation apprenante. il anime des supervisions de coach et de dirigeant.
Denis BISMUTH est membre et Animateur de la commission recherche de l’European Mentoring and Coaching Council EMCC France (fédération de coach).
Dirigeant du cabinet de coaching Métavision depuis 2000, il accompagne des grands groupes industriels comme des PME et des entreprises du secteur social qui font le choix de faire évoluer leurs pratiques managériales dans le sens d’une responsabilisation des acteurs. Il a développé une modalité de professionnalisation par la supervision :
les groupes de coprofessionnalisation© qui lui permettent de superviser le management intermédiaire, les coaches et les dirigeants.
Spécialisé dans l’Audit d’entreprise et de centres de formation innovants il les accompagne dans leur transformation vers une organisation apprenante.
Il est également auteur de nombreux articles publiés dans l’excellente revue HBS (Harvard Business Review)
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initiées par l’Association Soins aux Professionnels de Santé
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