Nouvel Article écrit par Eric, DELASSUS, (Professeur agrégé Lycée Marguerite de Navarre de Bourges et Docteur en philosophie, Chercheur à la Chaire Bien être et Travail à Kedge Business School). Il est co-auteur d’un nouvel ouvrage publié en Avril 2019 intitulé «La philosophie du bonheur et de la joie» aux Editions Ellipses,
N°43, Mars 2021
Relire la 2ème partie de cet article.
L’idée d’une santé qui serait la norme et de la maladie qui en serait l’opposé parce qu’elle s’en écarterait suppose qu’il y a entre la santé et la maladie une différence de nature et que la santé correspondrait à l’état idéal d’un organisme tandis que la maladie serait la corruption de cet idéal. Cette manière de se représenter la santé n’est d’ailleurs pas totalement étrangère à l’étymologie du terme de norme qui en latin désigne une équerre. Et il vrai qu’implicitement, nous nous représentons la norme comme le critère qui permet de juger ce qui est droit, ce qui est tel qu’il doit être, et nous considérons comme anormal celui qui dévie de cette ligne droite que, le plus souvent, on suppose avoir été tracée par la nature. Ce n’est pas par hasard que l’on qualifie en général ce que l’on juge être des pathologies sociales de déviance, le déviant, c’est toujours celui qui s’écarte du droit chemin, celui qui ne suit pas la voie droite qui a été tracée pour lui. Or, on peut difficilement considérer que les maladies d’un organisme sont des déviances par rapport à une norme absolue de santé. En revanche, elles peuvent être perçues comme telle dans la mesure où elles rendent moins aisée l’adaptation de l’individu à son milieu.
Être malade = être affecté
En réalité, il n’y a pas plus de santé en soi que de maladie en soi, c’est toujours dans la manière dont s’établit le rapport de l’individu à son milieu que se définit la maladie. Dans une certaine mesure, la maladie, c’est toujours ce qui est perçu par l’individu comme une incapacité à pouvoir s’adapter au milieu qui est le sien. C’est en général par rapport à la capacité de l’individu à affecté et être affecté que se définit la maladie. Être affecté, cela signifie être modifié par une cause quelconque, être sous l’effet de l’action d’une cause externe qui change quelque chose dans un individu ; affecter, c’est au contraire être en mesure d’être la cause d’un changement pouvant s’opérer sur une réalité extérieure.
Dans la mesure où notre existence s’inscrit dans un réseau complexe de liens qui nous unissent au monde extérieur, nous sommes sans cesse affectés par des causes diverses, physiques, biologiques, sociales, etc. Ces affections peuvent nous être profitables lorsque leurs effets nous renforcent, la nourriture que j’ingère m’affecte et en même temps régénère mon organisme, en revanche l’excès ou le défaut de nourriture m’affectera également, mais pour m’affaiblir. On pourrait donc finalement considérer que la maladie apparaît lorsque je suis affecté, de telle sorte que je ne puisse plus être en mesure d’affecter la réalité extérieure, ni même de m’affecter moi-même.
Être malade, c’est, en un certain sens, être trop affecté pour pouvoir affecter à son tour. On peut donc, en un certain sens, considérer que, d’un certain point de vue, il n’y a pas de différence de nature entre la santé et la maladie, dans la mesure où nous sommes toujours affectés d’une manière ou d’une autre par des causes internes ou externes de telle sorte que nous nous sentons plus ou moins en capacité d’agir et dans la mesure où nous ne nous sentons pratiquement jamais en pleine santé, mais où nous nous sentons toujours en plus ou moins bonne santé. Cependant, si nous établissons malgré tout une distinction entre la santé et la maladie, c’est qu’il y a toujours un moment où ce qui n’était qu’une affection désagréable ou inconfortable devient un obstacle à l’exercice de ce que l’on avait toujours considéré jusque-là comme une vie normale.
En réalité, c’est toujours l’individu qui définit ses propres normes de santé et qui juge qu’il est, ou non, malade.
Ce qui peut être jugé comme une anomalie d’un point de vue qui se veut objectif, ne pourra réellement être défini comme pathologique que si elle entraîne chez un sujet des effets qui l’empêcheront de vivre une vie qu’il juge normal, ou qui nécessiteront pour lui la nécessité de redéfinir de nouvelles normes de vie. Ainsi, le diabétique qui doit chaque jour s’injecter une certaine dose d’insuline peut être considéré comme malade relativement à la moyenne de la population qui n’est pas soumise à un tel besoin. Cependant, ne peut-il pas aussi être considéré comme un organisme différent dont les besoins ne sont pas les mêmes que ceux de la majorité des organismes semblables au sien ?
Mais précisément, cette différence l’obligera à définir de nouvelles normes de vie, à adopter ce que Canguilhem nomme «une autre allure de la vie [13]». Le terme d’allure est ici employé, pour caractériser la maladie, en raison de ses deux acceptions possibles, à la fois au sens d’aspect, d’apparence, mais aussi au sens de rythme, de vitesse. Avec la maladie, l’apparence de la vie change, entre autres, parce qu’elle devient plus lente, plus pondérée, parce qu’elle ne tolère plus les excès, parce qu’elle voit son champ d’action se rétrécir. C’est d’ailleurs en ce sens qu’elle se définit, comme nous le préciserons plus loin, comme diminution de la normativité. Le malade, c’est celui qui est dans l’obligation de restreindre le champ des conditions de possibilité d’une vie normale, c’est celui qui voit le champ des possibles se restreindre devant lui.
Comme l’écrit Jean-Claude Fondras commentant Georges Canguilhem :
Le propre du vivant est son adaptation au milieu, adaptation de l’espèce, mais aussi de l’individu. Être en bonne santé, c’est être capable de s’adapter à des conditions de vie nouvelles lorsque le milieu se modifie. Être malade, c’est être contraint de s’adapter à une diminution des capacités fonctionnelles de l’organisme. En ce sens, et paradoxalement, la maladie nous révèle ce que sont les fonctions normales au moment où leur altération se manifeste en nous contraignant à modifier nos habitudes de vie[14]
Ainsi, une anomalie ne devient pathologique que si elle entraîne une gêne, un handicap quelconque et c’est d’ailleurs à partir de ce sentiment de gêne, de la douleur, de la fatigue extrême et inhabituelle que se déclare la maladie et que sont enclenchées les recherches pour en déterminer les causes. Ce n’est qu’ensuite que l’on pourra faire de la prévention chez d’autres patients et rechercher la présence des causes avant même qu’elles ne produisent leurs effets néfastes. Il a fallu que des individus manifestent et ressentent les différents symptômes que peut entraîner le VIH pour qu’on découvre l’existence de cette maladie qu’est le SIDA et qu’on commence les recherches pour en déterminer les causes et rechercher un vaccin ou un traitement.
Ainsi, comme le fait remarquer Georges Canguilhem dans Le normal et le pathologique : « il ne peut y avoir de maladie sans malade » et « il n’y a rien dans la science qui n’ait d’abord apparu dans la conscience ». Et s’il est vrai qu’aujourd’hui la médecine est en mesure de détecter certaines maladies avant que les malades se rendent compte qu’ils en sont atteints, cela ne signifie pas pour autant que c’est la médecine qui détient à elle seule et par elle-même les critères permettant de définir les normes de la santé et de décider ce qui est anormal et ce qui ne l’est pas. C’est toujours en première instance le malade qui définit les normes de la santé, car si la médecine contemporaine peut devenir préventive, c’est parce qu’elle est riche de l’expérience antérieure et des travaux qui ont d’abord été réalisés suite à l’appel des malades et je citerai à nouveau Georges Canguilhem :
Or, c’est uniquement parce qu’ils sont les héritiers d’une culture médicale transmise par les praticiens d’hier, que les praticiens d’aujourd’hui peuvent devancer et dépasser en perspicacité clinique leurs clients habituels ou occasionnels. Il y a toujours eu un moment où, en fin de compte, l’attention des praticiens a été attirée sur certains symptômes, même uniquement objectifs, par des hommes qui se plaignaient de n’être pas normaux, c’est-à-dire identique à leur passé, ou de souffrir. Si aujourd’hui la connaissance de la maladie par le médecin peut prévenir l’expérience de la maladie par le malade, c’est parce que autrefois la seconde a suscité, a appelé la première. C’est donc bien toujours en droit, sinon actuellement en fait, parce qu’il y a des hommes qui se sentent malades qu’il y a une médecine, et non parce qu’il y a des médecins que les hommes apprennent d’eux leurs maladies [15].
Autrement dit, ce n’est pas la médecine qui définit la norme de la santé et les critères du normal et du pathologique, c’est l’homme lui-même en fonction de ce qu’il ressent et surtout de ce qu’il peut faire ou ne pas faire. Si l’on voulait donner une définition brève de la maladie, on pourrait finalement dire qu’être malade, c’est être empêché, empêché de faire ce que l’on désire faire parce qu’on ne se sent pas la force de le faire, empêché de faire ce que l’on faisait ou que l’on aurait pu faire auparavant.
La maladie, écrit Georges Canguilhem « c’est ce qui gêne les hommes dans l’exercice normal de leur vie et dans leurs occupations et surtout ce qui les fait souffrir [16]»
À l’inverse, la santé, c’est pouvoir agir, pouvoir déborder de soi par les liens que l’on est en mesure de tisser avec son environnement naturel, social et culturel.
C’est d’ailleurs en ce sens que Georges Canguilhem en arrive à cette conclusion que le contraire de la maladie n’est pas le normal, mais la normativité, c’est-à-dire la capacité d’une être vivant à créer ses propres normes de vie, voire à les dépasser. C’est ici, que je souhaiterais faire référence à la pensée de Spinoza qui est probablement un penseur dont la philosophie permet de penser la santé de manière non pas statique, comme un état stable et équilibré, mais de manière dynamique. La santé dans une optique spinoziste, c’est précisément ce qui permet le mouvement, le changement, la création ou la production de réalités nouvelles. La santé, c’est la puissance. C’est donc cette notion de puissance au sens où l’entend Spinoza que je souhaiterais ici aborder. Spinoza peut d’ailleurs être considéré, parmi les philosophes classiques, celui qui se rapproche le plus de la pensée de G.
Canguilhem. Même s’il est vrai qu’au XVIIe siècle, les connaissances en médecine et en biologie étaient loin d’être ce qu’elles étaient lorsque Canguilhem a rédigé son œuvre, il n’empêche que la réflexion philosophique a permis à Spinoza de développer une pensée tout à fait originale pour l’époque, en défendant une conception de la vie qui s’accorde sans difficulté avec la biologie contemporaine. De cette conception de la vie peut se dégager un concept de santé qui est certainement plus éthique que scientifique.
Lire la dernière partie de cet article le mois prochain.
Pour aller plus loin :
[13] Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, op. cit., p. 51.
[14] Jean-Claude Fondras, Santé des philosophes et philosophie de la santé, op. cit., p. 138.
[15] Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, op. cit., p. 53.
[16] Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, op. cit., p. 52.
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Nous remercions vivement notre spécialiste, Eric, DELASSUS, Professeur agrégé (Lycée Marguerite de Navarre de Bourges) et Docteur en philosophie , co-auteur d’un nouvel ouvrage publié en Septembre 2018 intitulé « Ce que peut un corps » aux Editions l’Harmattan, de partager son expertise en proposant des publications dans notre Rubrique Philosophie & Management, pour nos fidèles lecteurs de ManagerSante.com
Biographie de l’auteur :
Professeur agrégé et docteur en philosophie (PhD), j’enseigne la philosophie auprès des classes terminales de séries générales et technologiques, j’assure également un enseignement de culture de la communication auprès d’étudiants préparant un BTS Communication.
J’ai dispensé de 1990 à 2012, dans mon ancien établissement (Lycée Jacques Cœur de Bourges), des cours d’initiation à la psychologie auprès d’une Section de Technicien Supérieur en Économie Sociale et Familiale.
J’interviens également dans la formation en éthique médicale des étudiants de L’IFSI de Bourges et de Vierzon, ainsi que lors de séances de formation auprès des médecins et personnels soignants de l’hôpital Jacques Cœur de Bourges.
Ma thèse a été publiée aux Presses Universitaires de Rennes sous le titre De l’Éthique de Spinoza à l’éthique médicale. Je participe aux travaux de recherche du laboratoire d’éthique médicale de la faculté de médecine de Tours.
Je suis membre du groupe d’aide à la décision éthique du CHR de Bourges.
Je participe également à des séminaires concernant les questions d’éthiques relatives au management et aux relations humaines dans l’entreprise et je peux intervenir dans des formations (enseignement, conférences, séminaires) sur des questions concernant le sens de notions comme le corps, la personne, autrui, le travail et la dignité humaine.
Sous la direction d’Eric Delassus et Sylvie Lopez-Jacob, il vient de co-publier un nouvel ouvrage le 25 Septembre 2018 intitulé » Ce que peut un corps », aux Editions l’Harmattan,
DECOUVREZ LE NOUVEL OUVRAGE PHILOSOPHIQUE
du Professeur Eric DELASSUS qui vient de paraître en Avril 2019