Nouvel Article publié par notre experte Stéphanie CARPENTIER (Docteur, Ph.D) spécialisée en management des ressources humaines et prévention de la santé au travail et membre du conseil consultatif de l’excellente revue internationale Harvard Business Review)
Stéphanie CARPENTIER est classée dans la liste des Top Voices des 25 contributeurs les plus influents en 2018 sur LinkedIn France, le plus grand réseau professionnel au monde.
N°23, Mars 2020
Que ce soit à l’échelle d’une organisation, d’un pays ou du monde, la recherche de l’homme ou de la femme providentiel(le) est l’occasion de nombreuses spéculations : est-ce la personne de la situation ? Est-ce le politique qui convient pour cette élection majeure ? Ce médaillé d’or aux précédentes compétitions sportives internationales saura-t-il entraîner à sa suite sa délégation sportive aux Jeux Olympiques en cours ? etc.
Les établissements de santé n’échappent pas à ce questionnement. Pourtant à la notion de personne providentielle, les dirigeants préfèrent lui substituer la notion de leader charismatique. Préciser sa définition scientifique et sa part d’ombre sera donc l’objet de cet article.
La promotion du leader charismatique est très forte dans les établissements, y compris de santé. Mais à quoi fait-on référence ? L’Encyclopédie Universalis définit le charisme comme étant d’une part l’ « autorité d’une personne reconnue, prestigieuse, ascendant exercé sur autrui » et d’autre part « en religion, ensemble des dons spirituels d’une personne ». Appliqué au leadership, outre la voie du leadership spirituel à laquelle cette notion renvoie, la présence d’un leader charismatique en entreprise pose le problème de sa définition et de son apprentissage. Le débat universitaire au niveau international est en effet passionné mais il reste ouvert sur cette question de l’apprentissage : certains experts affirment qu’il est impossible d’apprendre le charisme ; d’autres estiment au contraire que tout manager peut monter en compétences en la matière pour devenir un « leader charismatique » et être reconnu comme tel, à condition toutefois d’avoir reçu la formation comportementale adéquate. Je ne vais donc pas trancher cette question en un seul billet qui plus est, mais plutôt me concentrer sur la présentation de ce qu’est un leader charismatique.
Selon J. A. Conger et R.N. Kanungo (in Charismatic Leadership, Jossey-Bass, 1988) de l’Université McGill à l’époque de leur publication, les caractéristiques d’un leader charismatique sont au nombre de sept :
- L’assurance ou la confiance en soi : le leader charismatique a une confiance absolue en son jugement et en ses compétences.
- Un leadership visionnaire : il a un objectif idéal qui promet un avenir meilleur que le statu quo.
- Une capacité à formuler cette vision : il est capable de clarifier sa vision et de l’exposer en des termes compréhensibles et clairs pour tous, ce qui constitue d’ailleurs un facteur motivant.
- De fortes convictions : le leader charismatique est perçu comme étant fortement engagé et prêt à prendre un risque personnel élevé et à sacrifier beaucoup en termes d’argent et d’investissement personnel pour accomplir sa vision.
- Un comportement non-conformiste ou hors de l’ordinaire : son comportement est perçu comme étant original et non conventionnel voire contraire aux normes consensuelles mais en cas de succès c’est justement ce comportement qui suscite l’étonnement et l’admiration de ses collaborateurs.
- Il est vecteur de changement : il est perçu comme l’acteur d’un changement radical plutôt que comme le gestionnaire du statu quo.
- Une sensibilité environnementale : il est capable d’évaluer de façon réaliste et précise les contraintes environnementales et les ressources nécessaires au changement.
Il n’est donc pas étonnant que ce profil du leader charismatique apparaisse dans un environnement engendrant un haut niveau de stress et d’incertitude car les leaders charismatiques sont surtout visibles en politique, dans la sphère religieuse, en période de conflits armés ou au moment où une organisation prend son envol ou traverse une crise qui pourrait lui être fatale. Les établissements de santé n’y échappent donc pas.
Pourtant ces personnes a priori providentielles sont souvent très différentes de l’image qu’elles renvoient et il convient selon une multitude de travaux universitaires de s’en méfier très fortement. Les raisons ? Derrière leurs masques, il y a souvent des personnalités très toxiques pour les organisations et les individus.
Tomas Chamorro-Premuzic, Professeur de Psychologie du Travail à l’ University College London ainsi qu’à la Columbia University, fait autorité à l’international sur ce thème et il est très clair dans un article paru en 2015 dont je reprends ici les principaux éléments.
Bien que le charisme soit communément défini comme étant l’un des attributs les plus célèbres du leadership, il n’en demeure pas moins selon Tomas Chamarro-Premuzic qu’il y a pourtant peu de preuves que le charisme aide les leaders à être plus efficaces. Pour étayer son propos, il s’appuie sur une enquête mondiale évaluant les perceptions quotidiennes du leadership dans 62 pays qui a identifié les attributs « charismatique » et « inspirant » comme étant les deux qualificatifs les plus récurrents liés au leadership. (Plus de détails dans M. Javidan, P. W. Dorfman, M. Sully de Luque and R. J. House, In the Eye of the Beholder: Cross Cultural Lessons in Leadership from Project Globe, Academy of Management Perspectives, February 1, 2006, vol 20, n°1, 67-90),
« Au contraire, le charisme a souvent l’effet inverse parce qu’il aide les dirigeants à tromper et à manipuler leurs partisans en masquant leur propre incompétence. D’un point de vue psychologique, le leadership est avant tout un processus d’influence, mais il n’y a pas de réel avantage pour les adeptes à être fortement influencés par quelqu’un qui n’a aucune idée. Ainsi, lorsque les leaders sont charismatiques mais manquent de jugement, de vision ou de capacité à former des équipes efficaces, ils peuvent être très destructeurs. C’est un peu comme donner une mitraillette chargée à un idiot ». Tomas Chamarro-Premuzic, “How We Can See Past The Allure Of Charismatic Leaders”, Article FastCompany du 24/03/2015.
Plus encore, selon lui, le charisme a un côté sombre qui rend la méfiance nécessaire car :
« plus le leader est influent, plus ce côté obscur sera toxique. Plus particulièrement, il existe un lien étroit entre le charisme et le narcissisme, un trait de personnalité sombre associé à « un sens grandiose de la suffisance, le souci du succès et du pouvoir, un sentiment d’infaillibilité et une confiance suprême dans son intelligence ». Tomas Chamarro-Premuzic, “How We Can See Past The Allure Of Charismatic Leaders”, Article FastCompany du 24/03/2015.
Une personnalité narcissique peut donc être considérée comme charismatique tout en étant néfaste pour l’organisation et ses individus. Le monde de la santé ferait par conséquent bien de garder cela à l’esprit. Mais d’autres personnalités toxiques peuvent également avoir du charisme et être nocives au travail.
La plupart des travaux universitaires modernes de psychologie portant sur la personnalité toxique au travail, aussi appelée personnalité « sombre », se sont pourtant surtout focalisés sur trois traits de personnalité communément dénommés « la Triade noire » c’est-à-dire le narcissisme, le Machiavélisme et la psychopathie.
Ainsi, selon notamment les travaux de D.L. Paulhus & K. Williams (2002), « The dark triad of personality: Narcissism, Machiavellianism, and psychopathy », Journal of Research in Personality, 36, 556-568)
- Une personne narcissique (au sens clinique du terme) est probablement la personnalité obscure qui a reçu le plus d’attention scientifique dans les sciences organisationnelles. Pour résumer, elle a tendance à s’auto-améliorer et peut donc paraître charmante et agréable à court terme sans aucune difficulté. Par contre à plus long terme, elle aura du mal à maintenir des relations interpersonnelles réussies du fait de son manque de confiance en elle-même et de sa difficulté à prendre soin des autres (elle a d’ailleurs parfois tendance à se méfier d’eux).
- Le machiavélisme fait référence à une personnalité manipulatrice, qui est pleinement en accord avec les affirmations tirées des écrits de Machiavel. Les personnes machiavéliques sont caractérisées par un manque d’empathie, un faible affect, une vision non conventionnelle de la moralité mais également une volonté de manipuler, de mentir et d’exploiter les autres, tout cela dans le but d’atteindre exclusivement leurs propres objectifs ou agenda. Les chercheurs s’accordent cependant à dire que ces personnes ne sont pas forcément très brillantes au niveau intellectuel : c’est plutôt leur immense disposition à manipuler et à prendre un certain plaisir à réussir tromper les autres qui les caractérise.
- La psychopathie est enfin généralement décrite comme étant liée à l’impulsivité et la recherche immédiate de sensations fortes combinées avec une faible empathie et anxiété. Les universitaires s’accordent à décrire les psychopathes comme étant antagonistes et ayant une croyance en leur propre supériorité et une tendance à l’auto-promotion. A cela s’ajoutent un manque de la conscience de soi et une absence de conscience tout court, un manque de culpabilité émotionnelle et une absence d’anxiété et de peur (telles que ressenties par les gens normaux).
Par conséquent, une personnalité narcissique, machiavélique ou psychopathe peut très bien avoir ce qui passe être pour du charisme aux yeux de ses interlocuteurs sans pour autant l’être ou s’en servir pour le bien commun.
Enfin, au niveau organisationnel, les travaux de recherche tendent à montrer que la présence au travail d’individus ayant l’une de ces personnalités toxiques tout en occupant une position de forte responsabilité managériale est préjudiciable aux organisations.
Non seulement cela nuit au bon fonctionnement organisationnel mais cela réduit également le soutien organisationnel entre les employés ; le stress et la charge cognitive des subordonnés tendent aussi à augmenter et les collaborateurs sont enclins à être moins autonomes, à ne prendre aucun risque et/ou à ne pas s’engager dans des activités créatives. Pourtant les circonstances qui ont permis à ces personnalités toxiques de s’imposer sont toujours les mêmes, c’est-à-dire très stressantes, incertaines et complexes, ce qui aurait nécessité un contexte organisationnel apaisé et favorisant l’initiative, la prise de risque et la créativité. Bref, l’exact contraire !
Dès lors, puisqu’il est si difficile de différencier une personne authentiquement charismatique d’une personnalité hautement toxique, et dans la mesure où les interventions de cette dernière peuvent être pires que si cette personnalité nocive n’était pas arrivée au pouvoir, mieux vaut s’en tenir éloignés (toute ressemblance avec les conseils reçus lors de la cueillette des champignons n’étant pas fortuite !).
Tomas Chamarro-Premuzic (in “How We Can See Past The Allure Of Charismatic Leaders”, Article FastCompany du 24/03/2015) va plus loin. Selon lui, bien qu’il reconnaisse que de faibles niveaux de narcissisme puissent être bénéfiques à l’organisation de par leurs vertus séductrices, il est préférable de s’en prémunir le plus possible en :
- Evaluant le potentiel de leadership d’un candidat à un poste managérial en se focalisant sur ses compétences plutôt que sur son charisme supposé. Cela est d’autant plus nécessaire que son positionnement dans la hiérarchie sera élevé. D’ailleurs Tomas Chamorro-Premuzic rappelle à juste titre que les narcissiques et les psychopathes peuvent être très performants dans les interviews parce qu’ils ont du charisme. En outre, il souligne que les méthodes les plus intuitives (et apparemment efficaces) sont largement insuffisantes pour juger de la compétence d’une personne. Bref, évaluer la forme ne permet en rien d’évaluer le fond. Ce conseil vaut aussi pour les collaborateurs dudit leader charismatique : avant de le suivre aveuglément sur ses paroles, mieux vaut le juger selon ses actes.
- Recherchant les caractéristiques de la personnalité féminine de chacun. Selon Tomas Chamorro-Premuzic (op. cit.), « l’altruisme, la sociabilité, le Quotient Emotionnel et la sensibilité interpersonnelle atténuent tous les effets destructeurs du leadership. De même, l’absence de traits masculins, tels que l’agressivité, l’excès de confiance et la prise de risque, augmentera la probabilité que le chef s’occupe de l’équipe. En bref, au lieu d’encourager les femmes à mener plus comme des hommes, nous gagnerions énormément en amenant les hommes à diriger davantage comme des femmes ».
- Se rappelant que tout ce qui brille n’est pas de l’or. Tomas Chamorro-Premuzic (op. cit.) insiste, à raison, sur le fait que « nous devons comprendre que la seule façon objective d’évaluer la performance des leaders est d’examiner l’effet qu’ils ont sur leurs équipes et leurs partisans. Qui se soucie s’ils attirent des millions de fans de médias sociaux ou monopolisent la couverture des magazines ? La clé est de savoir s’ils sont capables de construire des équipes performantes et, sur le plan social, s’ils peuvent avoir un impact culturel positif et améliorer les conditions de vie des populations ».
Ainsi en matière de gestion des personnalités toxiques au travail, le rappel de conseils de bon sens ne semble pas inutile, même pour cet universitaire grand spécialiste de la psychologie au travail…
En guise de conclusion, je souhaite pour ma part rappeler quelques points : les leaders charismatiques existent et l’histoire nous a montré que de grands personnages politiques ou de grands capitaines d’industrie ont pu émerger et se révéler dans les périodes les plus difficiles de leurs pays ou de leurs entreprises. Inutile de citer des noms, chacun a son propre référentiel en la matière, y compris en ce qui concerne le monde de la santé. Par contre la théorie du leadership charismatique consiste à attribuer au leader des compétences extraordinaires ou héroïques.
Que ces dernières soient innées ou acquises (je ne tranche pas la question), reconnaissons toutefois que ce qui est en dehors de l’ordinaire n’est néanmoins pas forcément indispensable quand il s’agit « simplement » d’obtenir les meilleures performances possibles de la part des employés. C’est en effet ce que permettent des compétences managériales mises en œuvre.
Or comme le reconnaissait récemment l’ANACT, la montée en compétences managériales représente justement ce sur quoi l’effort doit particulièrement être mis dans les formations initiales et continues des prochaines années tant les manques en entreprises sont flagrants et à la source des souffrances au travail actuelles exacerbées. A croire par conséquent que le nouvel héroïsme serait de considérer le management comme une science à part entière qui permet face à un environnement toujours plus difficile à appréhender de laisser émerger ces héros de l’entreprise que sont les managers formés au management.
Article rédigé à partir d’une publication de son blog managérial
Nous remercions vivement Stéphanie CARPENTIER (Docteur (Ph.D) Expert en management des ressources humaines et prévention de la santé au travail) Membre du conseil consultatif de l’excellente revue internationale HBR, Harvard Business Review, classée dans la liste des Top Voices des 25 contributeurs les plus influents en 2018 sur LinkedIn France, le plus grand réseau professionnel au monde, pour partager son expertise professionnelle en proposant ses publications mensuelles, pour nos fidèles lecteurs de www.managersante.com
Biographie de l’auteure :
Docteur Sciences de Gestion – Expert en management des ressources humaines et prévention de la santé au travail. [Blog Managérial : carpentierblogrh.wordpress.com ]. Créatrice de l’entreprise DR.RH&CO pour les dirigeants et leurs managers. Membre du conseil consultatif de l’excellente revue internationaleHBR Harvard Business Review Membre des associations de recherche: – Institut International d’Audit Social (IAS) depuis 2004; Membre du Conseil Scientifique et du Bureau Elargi dès février 2009. – Association Francophone de Gestion des Ressources Humaines (AGRH) depuis 2004.
Experte en management des ressources humaines conciliée depuis 1998 avec la sociologie, la psychologie et les avancées du marketing B2B et des technologies. Titulaire d’un DEA (Master Recherche) de gestion socio-économique des entreprises et organisations et diplômée d’une Ecole Supérieure de Commerce (Master 2).
Activité d’enseignante-chercheure dans différents établissements d’enseignement supérieur français: ESC Saint Etienne, IAE de Lyon, CNAM Saint Etienne et IRUP Saint-Etienne, Faculté de Droit (Université Lyon 3), ESDES (Université Catholique de Lyon) et EM Lyon.
Consultante RH (statut libéral / statut SAS) dans les entreprises privées (PME-PMI / grands groupes), les associations et les organisations publiques. Contribution à des projets scientifiques portant sur les questions de management de la santé et de la qualité de vie au travail.
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