N°13, Juin 2018
Conférence donnée par notre spécialiste, Eric, DELASSUS, (Professeur agrégé (Lycée Marguerite de Navarre de Bourges et Docteur en philosophie, Chercheur à la Chaire Bien être et Travail à Kedge Business School) à Metz le 11 mai 2016 dans le cadre du Quatrième congrès « Philosophie du Management » organisé par la Société de Philosophie des Sciences de Gestion (SPSG) dont le thème était « Management et Philosophie de l’Antiquité ».
Définir le management relève d’une gageure. Ce terme dont l’étymologie reste incertaine présente une telle polysémie que l’on ne sait dans quelle catégorie d’activité le ranger. Situé aux frontières de la science, de la technique et de l’art, il relève autant de connaissances qui se veulent positives – celles que l’on nomme aujourd’hui les sciences de gestion – que de l’éthique dans la mesure où une grande partie de son exercice concerne les rapports humains à l’intérieur d’organisations, dont la plupart appartiennent au monde du travail.
Quelques repères philosophiques du management
Ce terme qui peut tout aussi bien évoquer le dressage et la conduite des animaux – leur prise en main – et qui renvoie à la ménagerie, peut aussi, par conséquent, évoquer l’administration domestique – celle du ménage – c’est-à-dire la bonne conduite des affaires de ceux qui nous sont proches, avec qui l’on vit quotidiennement et qu’il nous faut ménager, c’est-à-dire diriger, mais dont il faut aussi prendre soin.
On se trouve donc, avec le management au confluent de la gestion des choses et de l’administration des hommes. Le danger serait de confondre les deux, de croire que l’on peut diriger et accompagner les hommes au travail de la même manière que l’on administre les moyens matériels que l’on met en œuvre et les biens que l’on produit ou que l’on échange. Il y aurait là réduction de l’humain au quantitatif, tendance à considérer les personnes comme des éléments interchangeables et identiques les uns aux autres, c’est-à-dire oubli de la dimension nécessairement éthique du management.
Manager consiste nécessairement à avoir affaire à des personnes singulières, autrement dit des hommes ou des femmes qui conjuguent à la fois un certain nombre de caractères communs à l’humanité tout entière, mais également des particularités, au travers desquelles, le plus souvent, s’actualisent la plupart des qualités qui présentent un fort degré d’universalité et qui constituent notre humanité.
Néanmoins le singulier n’est pas le particulier, qui ne concerne finalement qu’un cas illustrant ce qui est général ou universel. Le singulier est précisément ce qui ne rentre pas dans les cadres de l’universel. Il désigne ce qui chez un individu n’est pas totalement régi par la règle du genre auquel il appartient et ce qui fait qu’il est cet individu et pas un autre. Ainsi, que l’on définisse la personne humaine par la conscience, la raison ou la liberté, nous savons bien, d’une part que lorsque ces qualités ou facultés ne se manifestent pas ou peu, l’humanité n’a pas totalement disparu et d’autre part que celles-ci se manifestent toujours sous une forme propre à chacun de nous.
C’est précisément cette synthèse de l’universel et du particulier qui fait la singularité de chacune des personnes avec lesquelles nous entretenons des relations dans la société. Cet aspect de la réalité humaine ne peut donc échapper au manager qui doit diriger, orienter, encadrer des personnes, qui vont avoir chacune leur sensibilité, leur manière propre d’appréhender le réel et d’affronter les problèmes selon une logique que ne perçoit pas toujours celui qui n’en est pas l’auteur.
La dimension éthique du management
Il serait donc tentant, pour ne pas avoir à affronter les difficultés que présente cette singularité, d’envisager le management en termes de règles générales à appliquer, de procédures uniformisées et de procès à mettre en œuvre sans tenir compte des particularités de chacun.
Le management s’inscrirait alors dans une démarche de rationalisation consistant à appréhender les actions et les relations humaines selon un modèle d’ordre essentiellement mécanique dont le but serait de planifier le travail et son organisation en vue d’en augmenter l’efficacité.
Cette manière de procéder présente, en premier lieu une difficulté éthique, dans la mesure où elle peut apparaître comme peu respectueuses des personnes qui semblent alors être réduites à leur seule dimension de moyens sans que soit prise en considération leur originalité et ce que celles-ci peuvent apporter au développement de l’organisation dans laquelle elles interviennent.
En second lieu, on peut également douter de la valeur d’une telle manière de faire en termes d’efficacité dans la mesure où il semble assez évident que le travailleur, qui ne se sent pas reconnu, risque fort de ne pas s’investir pleinement dans les tâches ou les missions qui lui sont confiées. Il ne s’agit pas, bien évidemment, de réduire le souci éthique à une méthode de management, ce qui serait à la fois cynique et contradictoire, puisqu’il s’agirait de mettre l’éthique au service d’autre chose qu’elle-même. Il s’agit plutôt de réfléchir sur les conséquences d’un management éthique et de montrer que le plus souvent le souci éthique apporte, par surcroît, un gain d’efficacité ; ce qui, au bout du compte n’est pas très étonnant, dans la mesure où les hommes sont d’autant plus disposés à s’investir dans une activité qu’ils s’y sentent estimés et respectés.
Il ne s’agit pas cependant de caricaturer les formes actuelles du management, en les réduisant à une certaine forme de caporalisme, pour leur opposer un modèle plus subtil qui prendrait en compte toutes les particularités individuelles et se voudraient plus respectueux de la personne humaine envisagée dans sa complexité. Il est indéniable que beaucoup de managers, aujourd’hui, manifestent ce souci de prendre en considération la personne dans toutes ses dimensions.
En revanche, ce que nous souhaiterions proposer ici, c’est une réflexion à partir d’un concept qui pourrait être fortement opératoire pour penser cette pratique et pour contribuer à son développement : le concept de phronesis, tel qu’il est développé par Aristote dans sa philosophie éthique, principalement dans Éthique à Nicomaque[1].
Ce concept correspond à cette sagesse pratique qui, sans relever de la science du général, relève cependant d’une vertu intellectuelle permettant de percevoir la dimension singulière des situations et de saisir le moment opportun – le kairos – pour mettre en place les dispositions nécessaires et effectuer les actions indispensables dans la réalisation des fins que l’on poursuit.
Gestion des choses et administration des hommes
En un certain sens, l’administration des choses peut faire appel à un mode de fonctionnement intellectuel assez proche de celui auquel recourt la science et qui passe par une démarche hypothético-déductive. Ainsi, si un client me demande de lui fournir une quantité de marchandise supérieure à ce dont je dispose dans mes stocks, il m’est facile de conclure que je ne pourrai honorer cette commande dans les plus brefs délais.
En revanche, si je dois faire réaliser, par exemple lors d’une période de vacances, avec un personnel réduit, une tâche qui nécessite habituellement un plus grand nombre de personnes, il n’est pas absolument certain que cela soit impossible.
D’un côté, celui des choses : je gère des quantités et mon analyse de la situation relève essentiellement du calcul. De l’autre je dirige des hommes et je dois prendre en considération des éléments qui sont plutôt d’ordre qualitatif.
Il va me falloir motiver mon personnel, susciter son intérêt dans la réalisation de ce travail et faire en sorte qu’il désire atteindre l’objectif fixé.
Nous ne traiterons pas ici la question de savoir si le caractère imprévisible des comportements humains vient de ce que l’homme n’est pas totalement soumis au déterminisme naturel et disposent d’une volonté propre – comme le pense plutôt Aristote – ou, si bien que déterminé au même titre que les choses – ce que pense Spinoza, l’homme n’est pas dans la nature « comme un empire dans un empire[2] ».
La complexité de l’être humain et des déterminations auxquelles il est soumis implique que, dans le cadre de l’action, il est quasiment impossible de prévoir le comportement d’un individu.
En termes pratiques, ces considérations d’ordre métaphysique ne changent guère la difficulté du problème puisque, quoiqu’il en soit, dans le domaine pratique, ce n’est pas par un raisonnement démonstratif que je pourrai conclure de la faisabilité ou non d’une tâche à accomplir.
Il faut donc, dans ces conditions, faire appel à une vertu qui relève d’une certaine forme d’intuition et qui permettra de percevoir ce qui fait la singularité d’un individu ou d’une situation.
La phronesis comme sagesse pratique
Il importe donc de recourir dans les rapports humains à une aptitude qui permet d’identifier les vertus qui sont propres à un individu et de l’inciter à les mettre en œuvre pour poursuivre la fin qui justifie l’action. C’est en ce sens que la phronesis relève d’une réelle sagesse pratique, de cette practical wisdom à laquelle font référence les anglo-saxons lorsqu’ils évoquent cette vertu. On peut ainsi affirmer avec Ghislain Deslandes :
La langue anglaise, celle du pragmatisme, utilise l’expression de practical wisdom, pour évoquer en réalité cette faculté qui permet de prendre des décisions là ou aucune ne s’impose d’elle-même, qui réconcilie le cas général avec le cas particulier. Et qui, au final, permet de se situer dans les situations imprévues notamment celles qui ne se produisent qu’une fois[3].
C’est en ce sens que la prudence ne relève pas, à proprement parler, de la science, car comme l’écrit André Comte-Sponville :
La prudence suppose l’incertitude, le risque, le hasard, l’inconnu. Un Dieu n’en aurait pas besoin ; mais comment un homme pourrait-il s’en passer ? La prudence n’est pas une science, elle est ce qui en tient lieu là où la science fait défaut[4].
Il faut parfois, certes, se référer à une certaine connaissance générale qui relève, dans une certaine mesure, de la science pour agir, mais il faut également savoir adapter celle-ci aux circonstances particulières et aux individus singuliers auxquels on a affaire pour adopter l’attitude qui convient. Comme le souligne Bernard Girard :
La prudence fait appel à l’intelligence, mais là où le savant s’interroge sur les lois de la nature et se soucie de l’universel, là ou le rêveur ou l’innovateur se déplacent dans des mondes possibles, le prudent vise le particulier, il se préoccupe des situations réelles, hic et nunc, et s’intéresse à ce qui est et non pas à ce qui pourrait être[5].
La phronesis comme intuition du singulier
Il serait d’ailleurs plus judicieux, pour s’accorder avec ce qui a été exposé plus haut, de dire que ce souci du concret chez l’homme prudent se traduit par une certaine intuition qui concerne plus le singulier que le particulier. Aristote évoque sur ce point l’exemple de la médecine en précisant que « ce n’est pas l’homme, en effet, que guérit le médecin traitant, sinon par accident, mais Callias ou Socrate, ou quelque autre individu ainsi désigné, qui se trouve être accidentellement un homme[6] ».
Cependant, cette intuition du singulier n’est pas purement immédiate et dénuée de réflexion. La phronesis qui est souvent traduite en français par le terme de prudence [Tricot], et que les anglo-saxons préfèrent désigner par l’expression de practical wisdom – littéralement sagesse pratique – est également appelée Sagacité dans une traduction plus récente [Bodeus[7]]. Ces diverses traductions révèlent assez bien la richesse de signification de ce terme puisqu’il suppose, en effet, une certaine prévoyance – prudence – en vue de l’action – sa dimension pratique – ainsi qu’une certaine acuité dans l’appréciation des situations particulières – sagacité. Par conséquent, le phronimos, celui qui manifeste cette vertu qu’est la phronesis, désigne celui qui est apte à délibérer avec justesse pour définir les meilleurs moyens à mettre en œuvre pour atteindre une fin précise.
La phronesis est donc une vertu particulièrement indispensable lorsqu’il s’agit de prendre une décision dans un contexte où l’on est confronté à l’imprévisible et où l’on est conduit à devoir affronter la gestion du risque, c’est-à-dire à être confronté à des facteurs imprévisibles qui pourraient faire obstacle à la réalisation des projets qui donne sens au fonctionnement de l’organisation pour laquelle on travaille. Aussi, à la différence du raisonnement fondé sur la science et qui parvient à prédire les conséquences nécessaires d’un effet, le raisonnement que l’on doit suivre lorsque l’on est confronté à ce que nous percevons comme contingent ou aléatoire doit prendre en considération non seulement ce que l’on sait, mais également ce que l’on ignore.
La phronesis peut donc ici être caractérisée comme une certaine aptitude à appréhender l’incertitude et, par conséquent, à peser le pour et le contre tout en étant conscient de la possibilité qu’un événement remettant en cause les objectifs que l’on poursuit pourra toujours se produire.
Cette « gestion du risque » peut concerner le management des personnes, lorsque, par exemple, on décide, en tant que manager, de donner à un personnel qui peut apparaître trop pusillanime, une responsabilité qui peut sembler trop lourde pour lui, mais qui, s’il parvient à l’assumer, suscitera en lui le désir de progresser.
Il s’agit donc dans ce cas de figure de choisir entre maintenir cette personne dans des tâches dans lesquelles elle ne parviendra jamais à développer toutes ses aptitudes, ce qui au bout du compte n’est un avantage ni pour l’entreprise ni pour la personne, ou prendre le risque d’un échec possible, tout en s’efforçant de créer les conditions permettant à cette personne d’actualiser ses potentialités.
Il s’agit donc, non seulement d’une prise de risque pour l’organisation et pour soi-même, mais aussi pour l’autre qui risque de se trouver confronter à son impuissance à répondre aux exigences auxquelles il doit faire face.
la suite de cet article à découvrir le mois prochain…
Notes :
[1] Aristote, Éthique à Nicomaque, introduction et notes par J. Tricot, Vrin, 1990.
[2] « Pour la plupart, ceux qui ont écrit des affects et de la façon de vivre des hommes semblent traiter, non de choses naturelles qui suivent les lois communes de la nature, mais de choses qui sont hors de la nature. On dirait même qu’ils conçoivent l’homme dans la nature comme un empire dans un empire. Car ils croient que l’homme perturbe l’ordre de la nature plutôt qu’il ne le suit, qu’il a sur ses actions une absolue puissance, et n’est déterminé par ailleurs que par soi-même. », Spinoza, « Éthique », Préface de la troisième partie, traduction Bernard Pautrat, Seuil, 1988, p. 199.
[3] Ghislain Deslandes, Le management éthique, Dunod, Paris, 2012, p. 34-35.
[4] André Comte-Sponville, Petit traité des grandes vertus, P.U.F, Paris, 1995, p. 50.
[5] Bernard Girard, Aristote – Leçons pour redonner du sens à l’entreprise et au travail, Maxima – Laurent Du Mesnil Éditeur, Paris, 2010, p. 232.
[6] Aristote, Métaphysique, A, 1, Introduction et notes par J. Tricot, Vrin, 1981, p. 6.
[7] Aristote, Éthique à Nicomaque, Traduction et présentation par Richard Bodéüs, Garnier-Flammarion, 2004.
Nous remercions vivement notre spécialiste, Eric, DELASSUS,Professeur agrégé (Lycée Marguerite de Navarre de Bourges) et Docteur en philosophie, Chercheur à la Chaire Bien être et Travail à Kedge Business School , de partager son expertise en proposant des publications dans notre Rubrique Philosophie & Management, pour nos fidèles lecteurs de www.managersante.com