N°7, Janvier 2018
Marie Pezé, psychanalyste et docteur en psychologie, ancien expert judiciaire, auteur d’un nouvel ouvrage sur « Le Burnout pour les nuls« (Editions First, Septembre 2017)
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Joséphine travaille à l’accueil d’une maison de retraite et m’est adressée par son médecin du travail pour une décompensation grave.
Elle est défaite, le teint cireux, en état de sidération massive. Elle va pleurer sans discontinuer pendant 2 heures. Elle me décrit son travail avec passion. Elle est à son comptoir d’accueil devant les portes coulissantes vitrées de l’entrée de la maison de retraite. Elle adore l’aspect relationnel de l’accueil des personnes âgées et de leur famille. Elle assure le standard et répond au téléphone, donne à la fille inquiète des nouvelles de sa mère. C’est elle qui apporte le courrier attendu avec ferveur aux pensionnaires. Elle est le premier visage qu’on aperçoit en entrant dans l’établissement. La voix qu’on entend au téléphone.
Sa relation au PDG de la chaine de maisons de retraite est affective. C’est un bel homme, me dit-elle. Elle en attend d ‘une part la reconnaissance de ses compétences et de l’énergie qu’elle consacre à son travail mais aussi qu’il se comporte de manière juste et équitable. La directrice en place précédemment était infirmière de formation et laissait une grande autonomie à chaque employé, tout en menant ses équipes « d’une main ferme » dans une grande rigueur d’exécution des tâches. Chacun s’y retrouvait dans une organisation du travail qui développait les responsabilités personnelles et permettait une reconnaissance des compétences individuelles. Après de longs mois d’arrêt maladie, cette directrice décède. Pendant plusieurs mois, le personnel assume ses fonctions sans direction et donc, on peut en faire l’hypothèse, dans une autonomisation croissante.
Le PDG décide d’embaucher une nouvelle directrice fraîchement émoulue de son Ecole de Cadres, dont c’est le premier poste. C’est Joséphine qui l’accueille, forcément, puisque son comptoir d’accueil est en face de son bureau. C’est donc aussi le travail de Joséphine qui est le plus directement visible.
Récit d’une descente aux enfers…
Joséphine me raconte que sans respecter aucun temps d’observation, cette nouvelle directrice « chamboule » radicalement et rapidement l’organisation du travail. Les premières réunions avec le personnel sont décrites comme mouvementées.
On entend dans le récit deux « styles » d’organisation du travail qui s’opposent :
Celui de l’équipe en place, habituée à des échanges conviviaux, basés sur la mise en commun des difficultés et le partage des tâches à faire, probablement dans la transmission orale plus qu’écrite, pour autant très professionnelle.
Celui de la nouvelle directrice :
- Les critiques sont fréquentes sur l’habillement et maladroites : « vous êtes habillé comme un linceul avec votre tunique bordeaux! »
- La directrice semble également vouloir se positionner de manière lisible comme directrice. Elle vient s’interposer dès que des familles parlent à Joséphine, pour « montrer» qui elle est et reprend la main dans les conversations. Joséphine se sent reléguée au second plan. Le lien hiérarchique et de subordination lui est signifié au jour le jour dans un contraste total avec le fonctionnement instauré par la précédente directrice « qui ne prenait personne de haut ».
- Le mode relationnel est sec, de plus en plus cassant au fil de la résistance.
- les procédures sont rigides et très prescrites pour une aussi petite structure. Le nombre de circulaires, de notes sur le travail s’accroît (jusqu’à 10 par jour), toutes infantilisantes pour ces employés qui ont géré cette maison de retraite depuis longtemps et souvent seuls : « Fermez la porte», « tirez la chasse » sont placardés sans nuance.
- La directrice instaure également un système d’entretien individuel d’évaluation avec les salariés, comme on le lui a enseigné. Comme elle ne connaît pas les cinquante salariés, elle décide de les évaluer toutes les semaines. Au lieu d’être des temps de compréhension des différents métiers représentés, des moments d’écoute de ce qui fonctionne et de ce qui manque aux salariés, des lieux de repérage des forces et des failles des uns et des autres, ces entretiens d’évaluation deviennent des procès à charge. La directrice y réduit à zéro l’expérience de ces hommes et femmes de métier.
- L’absentéisme aux réunions programmées s’aggravant avec les dissensions, des notes apparaissent, maniant carotte et bâton, pour faire venir les salariés. Les heures supplémentaires ne sont pas payées car « les employés viennent de leur plein gré travailler davantage..».
Les heurts ne peuvent manquer de se produire de manière pluriquotidienne ; Chez les uns, c’est l’exaspération devant la remise en cause de savoir-faire édifiés depuis longtemps et ayant fait la preuve de leur efficacité pendant la maladie de la précédente directrice, la souffrance aussi devant la perte d’autonomie dans le travail et les critiques constantes. Du côté de la directrice, on peut supposer, à travers le récit de la patiente, une radicalisation dans la mise en place de la nouvelle organisation pour venir bout de cette fameuse résistance au changement. Tous les salariés qui s’opposent plus fermement sont soumis à des critiques, sur un ton vexant et dur, remis en cause dans leur manière de travailler sans nuance.
A ce stade de l’entretien, Joséphine me dit son regret, qu’au terme de la période d’essai de cette directrice, son PDG n’ait pas consulté le collectif de travail pour prendre sa décision. Mais aucun mouvement collectif n’apparaît alors pour informer ce PDG de la non adhésion de l’équipe au nouveau mode managérial et c’est ce silence collectif qui va générer la suite des événements ! Car c’est Joséphine seule qui va monter au créneau, se plaçant en première ligne. Elle va voir son PDG pour signaler combien la situation devient difficile, jour après jour, que cette nouvelle directrice est tout le temps sur son dos et « la harcèle ».
Voilà, le grand mot est lâché.
Portant seule ces critiques, elle n’est probablement pas suffisamment crédible. Ce qui aurait pu déboucher sur une analyse de la nouvelle organisation du travail, va être interprété comme un « conflit de bonnes femmes » ! Au lieu d’évoquer ses conditions de travail, Joséphine dénonce une directrice harceleuse qui s ‘en prend à elle toute la journée. Elle dit qu’elle n’en peut plus, que l’autre l’a dans le nez, qu’il doit intervenir.
Le PDG, décrit comme un homme juste, aime bien Joséphine. Mais il ne peut pas désavouer une directrice. Il demande à Joséphine de faire des efforts, d’y mettre du sien, qu’il est débordé et la renvoie sur son poste. Joséphine repart effondrée qu’il n’ait pas tranché en sa faveur, humiliée, anéantie.
La rupture de service…
Joséphine m’explique qu’elle change alors de comportement.Des cauchemars apparaissent : « on me poursuivait, j’allais avoir un accident », une insomnie réactionnelle ensuite, autant de symptômes marquant l’entrée dans un épisode de névrose traumatique. Quand elle croise dans la rue, une voiture de la marque de celle de son PDG, elle a des affects de peur. C’est ce tableau là que présente Joséphine qui n’a fait qu’aller travailler. Aucune menace de mort n’a été prononcée contre elle. Tant de patients dans nos consultations présentent ce tableau de temps de guerre qu’il nous faudra réinterroger nos théories.
Joséphine est arrêtée par son médecin traitant, bien sûr. Mais auparavant, devant l’impossibilité de se faire entendre par son PDG, Joséphine lui a écrit en évoquant à nouveau « le harcèlement moral » dont elle est victime, faisant malheureusement toujours l’économie de la description des maladresses dans l’organisation du travail. Elle met sa lettre en copie à l’Inspection du travail.
La prise en charge du conflit se fait donc désormais sur la base du « harcèlement moral » mis en avant, c’est à dire sur une victime et un bourreau désignés. Le PDG répond en lui soulignant son « sentiment de persécution » et en proposant une réunion avec la directrice qui ne peut rien produire puisqu’ on n’y parle toujours pas du travail: la lourdeur des procédures légales d’hygiène, la traçabilité des produits, les heures supplémentaires non payées, la surveillance constante des taches de travail, la perte d’autonomie dans l’exécution des tâches, l’effritement du collectif, rien n’est évoqué.. Le PDG, devant une Joséphine butée, menaçant de porter plainte pour harcèlement, continue à chercher une solution basée sur la dissension entre les deux femmes.
L’isolement de Joséphine au travail….
Classiquement, Joséphine reçoit une longue lettre signée du PDG et de la directrice, qui rend compte de leur réunion et où sont pointées ses défaillances, certaines étant un savant retournement de la manière dont on lui demande de travailler. Les demandes de retouches successives des circulaires qui lui sont infligées par la directrice perfectionniste, deviennent la preuve qu’elle ne sait pas taper correctement !! Le PDG lui propose cependant un nouveau poste, solution de compromis qui lui évite d’avoir à choisir entre deux employées. Pour les séparer, il installe Joséphine à distance de la directrice, à l’autre bout de la maison de retraite où le standard sera désormais installé. Il pense ainsi régler le conflit.
Mais Joséphine n’est plus à l’entrée de la maison de retraite, ne reçoit plus les visiteurs. Elle n’est plus la vitrine chaleureuse de l’institution. Elle est isolée, loin du regard de la directrice, certes, mais isolée. Quant à la tâche de travail, elle sert désormais à la harceler effectivement. La directrice lui fait toujours taper les notes de service. Mais La frappe des notes n’est jamais satisfaisante. Joséphine dit qu’il lui faut quelquefois retaper 5 à 6 fois la même note et qu’elle peut même y passer la journée. : « Deux centimètres plus haut », « « non, cette fois-ci, redécalez vers le bas. » « Changez le caractère ». Elle fait des allers et retours incessants le long des couloirs de la maison de retraite pour présenter des textes corrigés, jamais satisfaisants.
Il faut peu de chose pour passer du stress au harcèlement. Juste un peu de mauvaise foi. Au sens légal du terme. Le contrat de travail doit être exécuté de bonne foi. Là, le travail de Joséphine est utilisé pour l’user, la pousser à bout, exercer de mesquines petites représailles.
Ses crises d’angoisse augmentent, elle pleure souvent, prend encore du poids. Elle est à nouveau arrêtée et écrit à son PDG une lettre qu’elle me donne à lire, dont l’agressivité et la véhémence sont la preuve clinique de sa décompensation. De surcroit, la lettre se termine par le dessin d’un arbre décharné, sans feuille. Au bout d’une branche, un pendu ! Pour lutter contre le péril dépressif, Joséphine s’arque boute sur sa vérité intérieure, demande réparation au PDG qui l’a trahie.
Joséphine reprend après une visite de reprise chez le médecin du travail car elle a été arrêtée plus de 21 jours et c’est la règle. C’est dommage, cette visite vient un peu tard. Le médecin du travail est conseiller tant du salarié que du chef d’entreprise et, alerté, il aurait pu faire une analyse de poste et donner des conseils ergonomiques, organisationnels, aconflictuels, basés sur l’analyse du travail.
Joséphine se défend…gagne devant la Loi, mais perd sa légitimité…
Joséphine s’est syndiquée pendant son arrêt-maladie et son patron l’apprend. C’est un affront insupportable et une véritable déclaration de guerre. On entre là dans une nouvelle phase du processus de dégradation des relations de travail. Sa prime de Noël est supprimée, elle ne reçoit pas les bons d’achats habituels. La directrice lui laisse entendre qu’elle doit quitter son syndicat si elle veut que ça s’arrange. Tout se radicalise sur un mode d’entrave à l’activité syndicale. Joséphine me montre le tract syndical distribué dans l’établissement autour de SON affaire de harcèlement, écrit avec force dessins et slogans excessifs, qui donnent le ton du climat, de l’inflation irréversible de la situation vers une impasse sociale totale.
L’inspecteur du travail réagit enfin à ses courriers et impose la réintégration de Joséphine sur son poste initial. Il est d’ailleurs présent le jour de la reprise de Joséphine pour vérifier l’exécution de sa demande. Joséphine est à nouveau installée à l’accueil de la maison de retraite. Une victoire d’être à nouveau devant le bureau de la directrice ? Le retour possible vers ce qu’elle aimait tant dans son travail ? Non. On voit voler les couteaux.
Joséphine n’est pas seulement stigmatisée par son PDG pour avoir mis sur la place publique son histoire de « bonnes femmes », ou par sa directrice pour l’avoir traitée de harceleuse. Elle est aussi reçue par ses collègues comme une étrangère, dans un climat d’exclusion.
Devenue l’égérie de ce conflit, elle est tenue à distance par ses collègues qui préfèrent l’éviter. Un savant mouvement de mise au ban organise sa situation d’aliénation sociale. A la cantine, on ne s’assied plus avec elle. On baisse la tète quand on la croise, on ne lui parle plus. Elle se sent et est indésirable et doit s’arrêter définitivement.
La suite de cet article, le mois prochain (avec 1 dernier cas clinique)
Nous remercions vivement notre spécialiste, Marie PEZE , psychanalyste et docteur en psychologie, ancien expert judiciaire (2002-2014), est l’initiatrice de la première consultation « Souffrance au travail » au centre d’accueil et de soins hospitaliers de Nanterre en 1996. À la tête du réseau des consultations Souffrance et Travail, ouvert en 2009 le site internet Souffrance et Travail, pour partager son expertise en proposant sa Rubrique mensuelle, pour nos fidèles lecteurs de http://localhost/managersante