N°6, Août 2017
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« Dans les situations de harcèlement, l’effraction psychique du patient est omniprésente avec une lisibilité immédiate pour le clinicien spécialisé. (…) M.Pezé »
Claudine a quarante sept ans et travaille comme secrétaire de direction dans une administration. Divorcée, seule avec deux enfants, elle a le souci de « tenir ». Jusqu’où ?
Chaleureuse, consciencieuse, ne ménageant ni son temps, ni sa peine au travail, elle est respectée de tous dans son service technique où elle est la seule femme.
Une remise de son travail depuis l’arrivée du nouveau directeur
En juin, un nouveau et jeune directeur est nommé, en remplacement de celui qui part à la retraite. Elle le trouve sympathique. Elle le met au courant du fonctionnement du service qu’elle connaît depuis longtemps, en confiance.
En septembre, en rentrant de vacances, elle trouve son armoire vidée et son poste de travail modifié.
D’ailleurs, toute l’organisation du travail a été remaniée. Tous les postes ont été redéfinis, cloisonnés. Toutes les informations doivent désormais converger vers ce directeur, informations sur le contenu du travail, ce qui relève de ses prérogatives et de son pouvoir de direction et d’organisation du travail, mais aussi informations sur les relations intersubjectives entre salariés. On doit lui rendre compte des faits et gestes de chacun, où on va, qui on voit, avec qui on parle. Cette maîtrise relationnelle s’accompagne de vérifications constantes, de sanctions sévères sans discussion possible, de notes de service systématiques. Très vite, ce jeune Stressor est chargé de rédiger des marchés. Il demande à Claudine de taper des fausses factures.
Elle refuse. Les représailles ne vont pas tarder. En décembre, sa notation tombe pour la première fois de sa carrière. Elle a deux points en moins avec des commentaires désobligeants sur la mauvaise qualité de son travail. Elle ne le comprend pas encore mais son directeur applique un système de déstabilisation très précis, reposant sur de véritables techniques.
Techniques relationnelles, d’abord : Il ne lui adresse plus la parole, ne communiquant avec elle que sous forme de petites notes déposées sur son bureau. Il ne la regarde plus jamais dans les yeux.
Techniques d’attaque du geste de travail ensuite, sous forme d’injonctions paradoxales : On installe un nouveau logiciel sur son ordinateur. Son directeur, sans lui accorder de formation, lui fait retaper des listings de 18 pages avec 45 items par page, qui sont pourtant déjà sur fichier dans d’autres services. Il lui fait taper d’interminables rapports qu’il déchire ostensiblement devant elle.
Elle tâtonne sur son nouveau logiciel et fait des fautes qu’il relève immédiatement. Pas des fautes de frappe mais des inversions qu’elle ne perçoit même pas à la relecture tant le socle identitaire est déjà secoué jusque dans son repérage spatio-temporel.
Il passe alors aux techniques punitives : Quand il a relevé suffisamment de fautes de frappe, il fait un rapport pour sanction disciplinaire.
Techniques d’isolement du salarié enfin : Il demande aux collègues de Claudine de la minuter et de porter sur un bordereau les erreurs commises.
L’attaque récurrente de ses compétences, la mise systématique en situation de justification, le climat persécutoire qu’engendre la fréquence des avertissements, deviennent des leviers traumatiques puissants.
Tout le fonctionnement mental de Claudine est engagé dans la justification. Elle rumine, remâche, n’entrevoit pas d’issue. Aucune fuite motrice n’est possible car elle ne peut démissionner de la fonction publique et perdre ses droits au chômage avec deux enfants à charge.
La remise en cause de ses compétences et de ses savoir-faire, le flicage de ses collègues, la prescription de tâches paradoxales ont rendu peu à peu impossible l’exécution du travail. Elle est devenue mauvaise, elle le sait.
Un sentiment de culpabilité l’afflige…compensée par un surinvestissement au travail
Par manque de références pour penser ce qui relève de l’extérieur, du champ social, Claudine rapatrie la causalité en intrapsychique. Elle pense sa souffrance en termes de responsabilité personnelle. Tous les soirs, elle rentre usée, humiliée, abîmée, isolée. Si elle répond, elle est génératrice de conflit, si elle ne réagit pas, elle s’en veut d’être lâche :« J’ai fini par être persuadée que je n’étais plus capable de faire quoi que ce soit. Il avait réussi ». Le risque « de confondre la position de dominé avec une déviation psychonévrotique, masochiste » (Molinier, 1998) est constant tant chez le salarié que chez le thérapeute qui laisse l’organisation du travail à la porte de son cabinet. Les dominés n’apportent pas leur consentement pulsionnel à l’ordre établi.
Claudine raconte qu’elle réagit aux tentatives de déstabilisation, à la suspicion permanente par une hypervigilance, un surinvestissement de la qualité de son travail. Cet activisme est défensif. Il satisfait à la fois aux exigences du directeur qui en veut toujours plus et à un efficace système personnel de la neutralisation de la souffrance. Etre dans le faire pour ne pas penser. Elle ne prend plus le temps de déjeuner, rentre de plus en plus tard le soir pour boucler son travail.
Claudine présente des symptômes de stress-post-traumatique (PTSD)
Tous les week-ends, elle est couchée avec des maux de tête ou de ventre. Elle n’a plus le temps ni la force de s’occuper de ses enfants.
La peur ne la quitte plus. Le jour, tout en étant au travail, elle est dans la crainte de le voir surgir et punir. Elle revoit en boucle les scènes de critiques, ce qui parasite l’exécution du travail. La nuit elle fait des cauchemars intrusifs qui la réveillent en sueur. Bientôt, elle n’arrive plus à dormir.
Nous voilà au cœur de la spécificité du tableau clinique lié au harcèlement moral. Ce tableau clinique est intitulé suivant les écoles névrose traumatique ou syndrome de stress post-traumatique (PTSD) et sa sémiologie est bien décrite :
- Affects intenses de peur et de terreur sur le chemin du travail, pouvant aboutir à un syndrome d’évitement du lieu ou du trajet du travail
- État de qui-vive,
- Anxiété avec manifestations physiques (tachycardie, tremblements, boule œsophagienne),
- Cauchemars intrusifs sur le travail,
- Réveils en sueurs,
- Insomnie réactionnelle,
- Retour en boucle des scènes d’humiliation au travail
- Pleurs fréquents,
- Désarroi identitaire spécifique portant sur le bien et le mal, le vrai et le faux, le juste et l’injuste ;
- Position défensive de justification,
- Perte de l’estime de soi,
- Perte des compétences,
- Restriction de la vie sociale et affective,
- Atteintes cognitives (mémoire, concentration, logique),
- Atteintes somatiques (amaigrissement, boulimie, désorganisations psychosomatiques de gravité croissante). Il faut souligner la fréquence inquiétante des atteintes de la sphère gynécologique chez les femmes, cancer du sein, de l’ovaire, de l’utérus, aménorrhée, métrorragies.
Claudine tente de se défendre légitimement contre les attaques…sans réels effets
Dans un premier temps, ses collègues adhèrent aux demandes du directeur. « Les hommes avec qui il travaillait partaient dans sa mouvance. Deux ou trois ont essayé de m’aider mais ils ont eu de graves problèmes. L’un a fait des attaques cardiaques » raconte Claudine.
Claudine est une femme aux valeurs fortement ancrées. Elle alerte donc son syndicat, ne se laisse pas faire, prend un avocat. Alors et seulement alors, le personnel se mobilise enfin par une pétition en sa faveur qui réunit cent signatures sur cent dix agents. Au terme de longs mois de bataille, elle gagne son recours juridique pour harcèlement.
Mais on ne mute pas son directeur, on ne rétablit pas sa note. C’est elle qu’on change de poste, dans un service où sont transférées toutes les syndiquées. C’est le service sanction. Elle s’y sent mieux et la mobilisation générale se maintenant, ses collègues se relaient pour vérifier qu’elle va bien. Elle laisse la porte de son bureau constamment ouverte.
Les conséquences sont sans appel : de sérieux problèmes de santé
Mais l’épreuve a laissé des traces. Car deux facteurs sont à l’œuvre dans l’effraction psychique grave que subissent les personnes harcelées : l’influence chronique du système du « harceleur », qu’il soit pervers ou institutionnel, une fois qu’il est intériorisé : contrôler, surveiller, punir. Et l’énigme psychique que laisse en place ce système quant aux motivations du harceleur (Sironi, 1999).
Pourquoi ? Pourquoi moi ? On comprend, lorsqu’il s’agit de prendre en charge un patient délibérément traumatisé par un humain, que mettre en avant la seule structure psychique du sujet, ses conflits inconscients, revient à lui dire qu’il a été harcelé pour ce qu’il EST et non pour ce qu’il FAIT. Ici, Refuser de taper des fausses factures donc être en règle avec la loi.
Claudine est alors à bout, explique-t’elle, déprimée. Elle a mal au bras mais ne prend pas cette douleur au sérieux. Epuisée, elle a des vertiges, des saignements hémorragiques. Elle a peur de s’arrêter, d’être en faute à nouveau.
Après tout, l’institution a laissé le directeur en place, malgré le délit commis. Sur quel système symbolique s’appuyer ? Elle prend des antidépresseurs pour tenir. N’en pouvant plus, elle fait un bilan médical complet. Le radiologue lui annonce qu’elle a un cancer du sein avec envahissement ganglionnaire dans la salle d’attente, entre deux portes.
Après sa chimiothérapie et l‘ablation du sein, les cancérologues ont conseillé à Claudine de reprendre son travail. C’est une démarche positive qu’il ne faut cependant pas instituer de manière normative. Le renvoi au travail s’inscrit dans le déni des séquelles du traitement et l’ignorance des conditions de travail. Les défenses des médecins n‘étant pas toujours compatibles avec celles des patients, il faudra batailler pour obtenir la prolongation du mi-temps thérapeutique de Claudine. Classée en urgence travailleur handicapé par la cotorep locale, elle pourra faire aménager son poste.
Car Claudine n’est pas guérie. Même après des mois de psychothérapie, elle a toujours peur de son directeur, présent dans le service. Elle se réfugie dans le premier placard venu quand elle entend sa voix et le dos collé au mur, le cœur battant à tout rompre, se sent coupable de se montrer aussi faible. Elle fait des cauchemars où elle se voit, « nue, sur un escalier, menottée et faisant sous elle, tandis que la foule passe indifférente auprès d’elle ».
ANALYSE CLINIQUE DU CAS DE CLAUDINE :
Il est temps d’aborder avec elle les techniques de contrainte par corps. Le monde occidental préconise la suppression de toute forme de trauma dans l’éducation et dans le déroulement d’une vie. L’être humain de sa naissance à sa mort, devrait évoluer dans un modèle lent et progressif.
Le traumatisme lorsqu’il survient est pris en charge, débriefé, médicamenté, analysé par des spécialistes à l’aide de techniques élaborées. Il n’en est pas de même dans les sociétés à initiation, où le développement de l’individu est conçu en termes de métamorphose radicale, induite par des spécialistes à l’aide de techniques élaborées.
Le traumatisme n’est plus perçu comme un malheur mais comme un levier de transformation et de renaissance de l’individu. L’induction du traumatisme fracture le sujet et fabrique un nouvel être, un autre, culturellement conforme. Le passage d’un état à un autre repose sur une transformation complète, une métamorphose, une action traumatique culturellement codée (Zajde,1998). Ce détour par d’autres pratiques culturelles permet souvent au patient de voir en surplomb sa propre situation et de comprendre l’impact systémique de l’organisation du travail sur leur santé.
Ainsi, Houseman distingue 4 temps dans le rituel initiatique So des Béti du Cameroun qui a pour fonction de transformer des jeunes garçons en hommes adultes, Béti, initiés. Le passage d’un état à l’autre n’est pas naturel mais activé par des agents sociaux. Il s’exécute en 4 temps :
- un temps de mise en valeur des propriétés de l’identité initiale, la force et le courage du petit garçon.
- La déconstruction qui a pour but de briser cette identité initiale.
- La reconstruction.
- L’accueil dans le grand groupe, reconnaissance publique de la nouvelle identité.
Dans la phase de déconstruction, les initiateurs demandent aux jeunes garçons d’accomplir des épreuves spécifiques. Chasser un animal, cueillir des noix de cola, souffler dans la corne du village, s’allonger sur un lit. Rien que de très habituel et familier. Toutes ces actions sont en réalité des injonctions paradoxales. L’animal n’est autre qu’un initiateur déguisé, les noix de cola sont dans un arbre à fourmis rouges agressives, la corne n’est autre que l’anus d’un des initiateurs et il faut proclamer qu’il est bon de se coucher sur un lit d’orties. Ces gestes habituels deviennent des situations de contradictions insolubles, avec obligation d’affirmer l’identité d’éléments qui ne le sont pas. Les épreuves sont en fait des situations de non-sens, de franchissement de tabous, de peur et de douleur physique. L’identité de ces jeunes garçons est mise à rude épreuve. En faussant le lien des gestes au réel familier, en convoquant la transgression des valeurs, le groupe teste les capacités d’adhésion à l’esprit de corps. Classique chorégraphie du bizutage.
L’étape de la reconstruction de ces garçons se fait par l’accomplissement d’épreuves difficiles mais non humiliantes au terme desquelles les jeunes garçons sont accueillis comme des hommes solidement inclus dans leur nouvelle communauté d’appartenance.
Ce qui est visé dans le harcèlement est l’inverse des rituels d’initiation : c’est la désaffiliation de la communauté d’appartenance.
La mise en visibilité des techniques de management pathogènes utilisées par son directeur, la mise en visibilité des valeurs de droiture qu’elle a souhaité défendre et qui ne sont pas pathologiques, va permettre à Claudine de se dégager d’une interprétation personnalisante.
Pour avoir une chance de trouver des conditions propices à la reconnaissance de ses qualités professionnelles et à l’accomplissement de soi dans le travail, Claudine aurait du faire avec l’économie pulsionnelle masculine de son directeur telle qu’elle est sollicitée par une organisation du travail banalisant le cynisme ordinaire, les délits, et en faisant même une preuve de courage, de réussite potentielle.
Il s’agit bien d’adhérer au monde du travail avec les valeurs dont il est porteur.
Les principes d’appartenance au groupe dominant mettent en valeur dureté, discipline et épreuves corporelles. Chez Claudine comme chez son directeur, on perçoit le même engagement total au travail. Chez l’une, pour défendre des valeurs de droiture et d’honnêteté, pour l’autre, pour défendre les comportements et les engagements de son groupe d’appartenance. Chacun semble y sacrifier beaucoup. En défendant ses règles de travail, son éthique personnelle, Claudine est devenue une femme indocile à faire rentrer dans le rang. Sa désorganisation découle de ce conflit.
La guérison psychique de Claudine va se concrétiser lors d’un cocktail, organisé sur les lieux de son travail. Elle entre dans la salle, découvre côte à côte son directeur général et son harceleur. Elle traverse la pièce, un sourire aux lèvres, va saluer son directeur, chaleureuse comme à son habitude. L’autre tend la main, fidèle à sa stratégie publique.
Elle se détourne et s’en va, le laissant transparent et ridicule, la main en l’air
La suite de cet article, le mois prochain (avec 2 autres cas cliniques)
Nous remercions vivement notre spécialiste, Marie PEZE , psychanalyste et docteur en psychologie, ancien expert judiciaire (2002-2014), est l’initiatrice de la première consultation « Souffrance au travail » au centre d’accueil et de soins hospitaliers de Nanterre en 1996. À la tête du réseau des consultations Souffrance et Travail, ouvert en 2009 le site internet Souffrance et Travail, pour partager son expertise en proposant sa Rubrique mensuelle, pour nos fidèles lecteurs de http://localhost/managersante