N°6, Juin 2017
L’actualité est riche en événements où les incivilités, y compris au travail, sont dénoncées et le monde de la santé n’y échappe pas. Pour autant est-ce une réalité ou un effet grossissant des médias? De la même, toutes les incivilités au travail, quelles viennent de l’extérieur (le public) ou de l’intérieur (les collègues) sont-elles considérées de la même manière par les managers ? Pour répondre à ces questions, une approche statistique complétée d’une clarification sémantique sera utilisée.
Fin 2016, un article du Figaro affirmait que les hôpitaux français étaient malades de la violence. En 2015, les violences aux personnes représentaient en effet près des trois-quarts des signalements déclarés à l’Observatoire national des violences en milieu de santé (ONVS), le suivi des actes de malveillance ou de violence dans le secteur santé étant rendu obligatoire par l’instruction n°SG/HFDS/2016/340 du 16 novembre 2016 relative aux mesures de sécurisation dans les établissements de santé.
Si les griefs relatifs à la prise en charge constituent le premier reproche (avec plus de 58 % des motifs de violence observés), l’alcoolisation et le temps d’attente jugé excessif par les patients sont également clairement identifiés (avec respectivement 12% et 11,6% des motifs de violence observés). Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS) :
« La violence est l’utilisation intentionnelle de la force physique, de menaces à l’encontre des autres ou de soi-même, contre un groupe ou une communauté, qui entraîne ou risque fortement d’entraîner un traumatisme, des dommages psychologiques, des problèmes de développement ou un décès ».
On comprend dans un tel contexte que «Ce qui augmente est l’aggravation du sentiment d’insécurité ressenti par les personnels de santé. La tolérance face à des violences dont les causes sont parfois mal identifiées ou à des violences gratuites est devenue très faible». (Article « Les hôpitaux français malades de la violence », par Anne Jouan et Damien Mascret, Le Figaro, 27/09/2016).
Pourtant aux nombreuses agressions physiques s’ajoutent généralement les agressions verbales quotidiennes : tel est du moins le constat fait dans les urgences par l’ONVS. D’ailleurs la répartition des signalements d’atteinte aux personnes réalisée en 2015 par l’ONVS fait apparaître les injures, les insultes et les provocations comme étant très courantes (36,7% des cas).
Dans de telles circonstances, apprendre à gérer les agressions extérieures, qu’il s’agisse des celles des patients ou de leurs proches ou même celles venant d’actions terroristes devient par conséquent une nécessité absolue et c’est communément admis dans le monde de la santé.
Par contre, aborder la question de l’impolitesse au travail est toujours délicat, surtout quand ce sont les collègues qui sont concernés et non plus le public généralement générateur des agressions constatées. Il s’agit en fait d’une nécessité que les managers du monde de la santé doivent de plus en plus prendre en considération tant elle peut faire souffrir le collectif et chacun des salariés. Mais de quoi parle-t-on? Selon Jean-Marc Stébé (in Dictionnaire des risques psychosociaux, 2014, pp.384-386), l’incivilité fait référence à des situations très différentes : cela « va du manque de politesse et de savoir-vivre aux dégradations physiques mineures de l’environnement, en passant par les infractions aux codes législatifs en vigueur qui régissent la vie citoyenne ».
Dès lors, en exerçant un regard critique sur ses propres comportements et ceux de ses collaborateurs (un petit test d’autodiagnostic est disponible par ce lien), les résultats présentés sur le ton humoristique permettront peut-être de faire passer des messages et (faire) prendre conscience des 4 grandes formes d’incivilités auxquelles chaque manager du milieu de la santé peut être confronté. Jean-Marc Stébé en s’appuyant sur une typologie définie par Jean-Yves Trépo les définit ainsi:
- à côté des incivilités de défection (c’est-à-dire ne respectant pas les règles de la vie en commun, comme par exemple en parlant très fort dans une pièce commune),
- il y a l’incurie provocatrice (arriver ivre au travail en fait partie)
- mais également l’agression symbolique (envoyer des emails injurieux, tenir en réunion des propos humiliants, faire des graffitis sur les portes de bureau ou les voitures des personnes visées, etc.).
- A ces formes d’incivilités s’ajoutent bien entendu les agressions physiques à proprement parler envers des personnes et/ou contre des biens (bien que non concerné, n’avez-vous d’ailleurs jamais échappé à la colère d’un collègue qui s’exprimait par le jet d’un objet au travers de la pièce?).
Ces premiers éléments sont renforcés par les données statistiques dont nous disposons également cette fois-ci concernant les entreprises en général, quel que doit leur secteur d’activité.
En 2015, un colloque à l’Assemblée Nationale traitait de ce sujet des incivilités au travail: une enquête menée en ligne du 7 au 16 septembre 2015 par l’institut Ginger pour le cabinet de prévention Eléas auprès de 1001 salariés français représentatifs (selon la méthode des quotas) donnait des résultats sans appel : plus de 4 salariés sur 10 se disaient être exposés aux incivilités ; l’open space et la collaboration en mode projet développant l’exposition aux incivilités (respectivement à 58% et 52%); plus d’un salarié sur 2 sanctionnant l’utilisation excessive des téléphones portables, que ce soit en réunion ou en entretien de face à face. Ces résultats renvoyaient à une enquête de 2014 aux informations complémentaires également citée dans ce colloque.
En 2014, une enquête menée en ligne du 20 février au 6 mars en France par l’institut Ginger pour le cabinet Eleas auprès d’un échantillon représentatif de 1 008 salariés (selon la méthode des quotas) transmettait des chiffres qui font en effet également réfléchir: 42% des salariés se disaient exposés à des incivilités au travail (cf. des clients, des visiteurs ou des collègues qui ne disent pas bonjour, font preuve de violence verbale ou dégradent des espaces communs).
Dans le détail, les résultats étaient encore plus significatifs (un article de France TV Info en date du 11/06/2014 synthétisant cette étude est également utilisé en complément) : peu importe que l’organisation soit publique ou privée, 11% des salariés se déclaraient très exposés aux incivilités, 31% assez exposés mais 45% des salariés se disaient quand même un peu exposés. Seuls 13% des salariés se disaient pas du tout exposés. Par ailleurs, 46% des salariés estimaient que les incivilités avaient augmenté ces dernières années (cette proportion grimpait à 54% dans la fonction publique).
Interrogés sur la définition des incivilités, ces mêmes salariés évoquaient d’abord à 66% le non-respect des codes de politesse, de courtoisie et des règles, puis la violence verbale et les comportements agressifs (21%). La dégradation matérielle venait loin derrière (10%) et les propos discriminatoires et les comportements inappropriés étaient peu dénoncés (respectivement 7% et 1%). D’après eux, les incivilités étaient majoritairement provoquées (à 54%) par des personnes extérieures (clients, visiteurs, patients, usagers, parents d’élèves…) mais les collègues de travail (48%), les managers et la direction (18%) ou les représentants du personnel (6%) n’étaient pas en reste.
En outre, selon ces mêmes salariés les personnes faisant preuve d’une plus grande incivilité étaient celles qui n’attendaient pas leur tour (87%) ou qui parlaient fort, avaient des enfants bruyants ou étalaient leur vie privée au téléphone (79%). Venaient ensuite les visiteurs qui ne disaient ni bonjour ni au revoir (78%) et ceux qui faisaient preuve d’irrespect par le regard ou la voix (72%) ou tutoyaient sans réciprocité (64%).
Si l’entreprise était plus spécifiquement regardée dans ces enquêtes, il n’en demeure pas moins que ces résultats corroborent en partie ce qui se passe aussi dans le milieu de la santé. Toutefois quelques éléments différenciant permettent de penser que le milieu de la santé est plus avancé sur la prise en charge de ces incivilités au travail, même si des marges de progression sont encore possibles.
Si seulement 35% des salariés interrogés par le cabinet Eléas pensaient que leur employeur était conscient des problèmes et prenait des mesures (seuls 15% des employeurs mettaient en place des formations sur les comportements et les relations entre collègues), on peut espérer que le milieu de la santé soit plus sensibilisé à ces questions et aux réponses à y apporter, grâce à la mise en place depuis 2005 de l’Observatoire National des Violences en milieu de Santé.
En produisant un guide méthodologique sur la prévention des atteintes aux personnes et aux biens en milieu de santé qui recense des dispositifs qui ont été mis en place sur le territoire et qui ont donné satisfaction, l’ONVS permet en effet une meilleure prise de conscience des managers et du personnel sur ces questions, du moins du point de vue des agressions venant de l’extérieur (Il est d’ailleurs à noter que certains éléments de la dernière version du guide mise en ligne en avril 2017 synthétisent certaines bonnes pratiques pour lutter contre les violences et les incivilités provoquées par le public). Par contre, ce guide est bien discret sur les violences au travail provenant des collègues, au premier rang desquelles les incivilités.
Faut-il dans de telles conditions que le milieu de la santé continue de ne pas s’emparer d’un point de vue managérial de ces problèmes d’incivilités au travail « venant de l’intérieur » ? Christine Porath, Professeur de management à l’Université de Georgetown et Christine Pearson, Professeur de leadership à Thunderbird School of Global Management montrent pourtant par leurs travaux combien les coûts de l’incivilité entre collègues sont importants (cf. leur article paru en 2013 dans la Harvard Business Review). Elles révèlent également qu’un quart des managers et des employés interrogés ne savent pas ce qu’être civiles signifie.
En outre, après avoir étudié les données de plus de 14.000 personnes à travers les États-Unis et au Canada (étaient interrogé des employés, des managers, des cadres RH, des présidents et membres de direction mais également des médecins, des avocats, des juges, des consultants, des entraîneurs, etc.), les résultats obtenus par ces deux universitaires sont très clairs: pratiquement toute personne qui éprouve des incivilités en milieu de travail répond de façon négative (voire adopte ouvertement dans certains cas des mesures de rétorsion).
Les employés sont moins créatifs quand ils se sentent non respectés, et beaucoup en ont marre et partent. Enfin environ la moitié des salariés diminue volontairement ses efforts au travail ou abaisse la qualité de son travail. Voilà de quoi faire réfléchir tout manager, y compris du monde de la santé ! Voici également des pistes d’actions managériales à envisager si ce n’est déjà fait !
Pour conclure, retenons que s’emparer de la question du traitement des incivilités au travail « venant de l’intérieur » est autant nécessaire que de traiter des violences au travail en provenance du public. La qualité de vie au travail du personnel du milieu de la santé en dépend mais la bonne santé de leurs organisations également. Enfin gardons à l’esprit qu’adopter une telle posture reviendrait à (re)mettre en lumière la culture managériale du respect et de la bienveillance managériale rendue également nécessaire dans le monde de la santé…
Article rédigé à partir d’une publication de mon blog managérial.
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Nous remercions vivement Stéphanie CARPENTIER (Docteur (Ph.D) Expert en management des ressources humaines et prévention de la santé au travail) , pour partager son expertise professionnelle en proposant cette Rubrique mensuelle « Management & Recherche », pour nos fidèles lecteurs de http://localhost/managersante