N°2, Décembre 2016
Nous sommes en 2016.
Les ¾ du capital des entreprises cotées dans le monde sont devenus la propriété des fonds d’investissements et des fonds de pension. On ne déduit plus les objectifs de dividendes à répartir du travail accompli. On accomplit le travail nécessaire pour atteindre les dividendes décidés au préalable. Il faut donc transformer le travail réel en données comptables, chiffrées. Une nouvelle bureaucratie managériale impose ses outils. Le comptable devient contrôleur de gestion.
Et voilà comment, le travail humain, avec sa sensorialité, ses muscles, ses efforts cognitifs, son endurance, son honneur, son âme, disparaît au profit d’une grammaire financière : rythme, temps, cadence, flux, tendus si possible, plus de stock, 0 délai, 0 mouvement inutile, 0 surproduction…une entreprise rêvée, virtuelle, sans corps.
Chez nous à l’hôpital, c’est la mise en place de la tarification à l’acte, la mode de la chirurgie ambulatoire, des pôles, puis du lean management, de la sous-traitance.. Recettes miracles pour des économies qui se transforment en gouffres financiers. Et qui abîment le travail des soignants.
Et bien sûr, les données deviennent universelles, les organisations matricielles. Les patients traités par le chirurgien deviennent un nombre d’actes, le temps passé par acte, la performance de l’opérateur par rapport aux autres. Le travail du chercheur devient le nombre d’articles écrits par an.
Les managers ne managent plus le travail mais les objectifs à atteindre. La puissante division scientifique des tâches a séparé les salariés les uns des autres, rivés à leurs écrans, avec des temps de pause alternés, puis plus de pause, donc plus de temps collectif, donc seuls au milieu des autres.
Et l’hôpital tient, les entreprises tiennent, les ateliers, les magasins, les bureaux parce que des femmes et des hommes y travaillent. Ils rusent avec les normes, les procédures, les règlements, les décrets pour que le travail ait encore de l’allure, de l’honneur, une qualité. Pour qu’il soit encore du travail humain, dont ils puissent être fiers.
Mais pendant ce temps là, La carte mondiale, quantitative, numérique, financiarisée dresse un tableau du monde qui n’est plus qu’un tableau de bord, un reporting instantané à la nanoseconde.
L’organisation du travail subie par nos patients est subie par nous aussi. Mais nous continuons. Avec énergie, endurance, obstination, conviction, nous passons outre l’éclatement géographique des services, les acteurs injoignables, l’inertie du système, l’oligarchie des procédures, des normes.
Nous exerçons de nouveaux métiers, tisseur de lien, passeur, tricoteur de territoire, pompiers sociaux, car nous le savons tous ici, les nouvelles organisations du travail organisent la solitude de chacun d‘entre nous et une indifférence générale de chacun à chacun.
Ce travail du lien, constant, soutenu, opiniâtre avec les acteurs du territoire permet de tirer les patients d’affaire. 80 % d’entre eux retrouvent du travail et deviennent des citoyens aguerris. Tous emportent cette conviction que c’est encore le travail des hommes et des femmes de la vraie vie, de leur vrai corps, leur travail réel qui fait tenir le monde.. Derrière le bruit des machines, il y a le silence des hommes certes, mais aussi le bruit feutré des mains qui règlent, ajustent, conçoivent, réparent, vendent, achètent, inventent le travail.
La carte continue à vouloir tracer une vision du monde lisse, chiffrée, flexible, interchangeable. Qui ne correspond plus qu’à ses besoins. Lesquels d’ailleurs. ? la carte sait elle où elle va ?
Le territoire convulse, souffre, se défend, se déchire mais il s’organise aussi. Resto du cœur, téléthon qui n’étaient que des élans artisanaux sont devenus incontournables. La maison du travail vient de lancer 23 millions de salariés. Le peuple défile dans la rue et sur internet. Deux chefs d’entreprise se bâtent depuis un an pour pouvoir créer un centre de traitement de l’épuisement professionnel avec le soutien de notre réseau sans qu’aucune porte institutionnelle, ministérielle ne s’ouvre.
Il faut imaginer que la construction de l’ignorance, que la carte rigide qu’on nous impose peut céder la place à la construction du savoir de terrain, irremplaçable. La solution est souvent dans les 10 mètres autour du poste du salarié, dans ses collègues, son quotidien. Il faut imaginer que le maillon essentiel, c’est à dire chacun d’entre nous, reprenne courage.
Être courageux, c’est ne pas attendre que l’autre fasse ce qu’il y a à faire, c’est se remémorer sans cesse que l’autre n’a que le pouvoir que vous lui reconnaissez, c’est renverser la peur.
Nous remercions vivement notre spécialiste, Marie PEZE, psychanalyste et docteur en psychologie, ancien expert judiciaire (2002-2014), est l’initiatrice de la première consultation « Souffrance au travail » au centre d’accueil et de soins hospitaliers de Nanterre en 1996. À la tête du réseau des consultations Souffrance et Travail, ouvert en 2009 le site internet Souffrance et Travail, pour partager son expertise en proposant sa Rubrique mensuelle, pour nos fidèles lecteurs de www.managersante.com