Nouvel article publié par notre expert en Neurosciences pour managersante.com, le Docteur Bernard ANSELEM, auteur de plusieurs ouvrages dont le dernier ouvrage co-publié le 5 Décembre 2019, « Les talents cachés de votre cerveau au travail« (aux Editions Eyrolles).
Il est également co-auteur d’un nouvel ouvrage publié depuis le 04 Octobre 2021 chez LEH Edition, sous la direction de Jean-Luc STANISLAS, intitulé « Innovations & management des structures de santé en France : accompagner la transformation de l’offre de soins
Le Docteur Bernard ANSELEM, est intervenu à l’occasion du 1er Colloque de ManagerSante.com, « Comment mieux communiquer pour accompagner les professionnels de santé ?« , qui a eu lieu le Mardi 29 Mars 2022 au Ministère de la Santé et de la Prévention.
N°20, Janvier 2023
La motivation est à la base de l’efficacité, elle soutient la capacité à effectuer un effort mental et physique et à résister aux aléas de la vie.
Elle ne se décrète pas, mais se cultive.
Pourquoi certains gravissent des montagnes, alors que d’autres se découragent ou se lassent en cours de route ? Face aux efforts à fournir, il faut un désir durable qui ne s’épuise pas. Connaitre les lois neuronales des motivations profondes, permet de comprendre les mécanismes du découragement, de l’ennui, d’identifier les motivations qui résistent à l’épuisement ou au désintérêt et de comprendre ce qui nous donne du sens. Comment progresser en efficacité, donner le meilleur de soi, libérer notre énergie en accord avec notre recherche de sens.
Dans cette première partie nous observerons les facteurs de désengagement et leurs mécanismes neurologiques, dans un second article, nous ouvrirons quelques pistes prometteuses pour limiter cette démotivation au niveau individuel, puis collectif.
Ces lignes sont en grande partie tirées du livre « Les talents cachés de votre cerveau au travail » co-écrit avec Emmanuelle JOSEPH-DAILLY.
Le désengagement, la démotivation, la passivité gagnent du terrain : facteurs et conséquences.
Selon un baromètre IFOP récent pour la fondation Jean Jaurès, si la majorité des actifs (51%) affichent une motivation inchangée, 37% se disent en effet moins motivés qu’avant la crise sanitaire dans leur travail[1]. C’est encore plus marqué chez les jeunes : 46% des 25-34 ans, mais aussi chez les cadres (44%) et les professions intermédiaires (43%), contre 34% «seulement» parmi les employés et ouvriers.
Plusieurs facteurs et conséquences sont évoqués :
- Fatigue physique et psychologique accumulée par les épreuves de la pandémie.
- Diminution de l’activité physique (tendance de fond, sachant que l’activité physique est vectrice de santé mentale). Selon une comparaison de tests physiques passés par les adolescents des années 1990 avec ceux d’aujourd’hui, ces derniers ont perdu un quart de leur capacité du fait de la sédentarité, favorisée notamment par les écrans. Conséquence : les jeunes de 2022 mettraient 90 secondes de plus à courir 1600 mètres qu’il y a 30 ans[2]. Cette tendance de fond est accentuée par la crise sanitaire. 28% des 18-24 ans indiquent faire moins de sport et d’activités physiques qu’avant la crise.
- Altération de l’état mental. Selon les données de la plateforme Doctolib, le nombre de consultations de psychologues at augmenté de 102% entre 2020 et 2021, le nombre de recherches de la requête « psychologue » et « psychiatre » sur le moteur de recherche du site a augmenté de 69% et 48%[3].
- Cette instabilité émotionnelle se retrouve dans l’univers du travail : le nombre d’arrêts maladie en France en 2022 a explosé, touchant 42% des salariés. Les troubles psychologiques et l’épuisement professionnel, principaux motifs des arrêts longs, sont désormais à l’origine de 20% des arrêts maladie, dépassant les troubles musculo-squelettiques (16%).
- Accroissement de l’impulsivité. L’invasion du numérique la crise sanitaire ont renforcé la société du sur-mesure et de l’immédiateté (livraisons à domicile de nourriture, de produits divers et de services). Le seuil de patience des individus s’est considérablement abaissé, associé à une difficulté croissante à gérer la frustration. Dans l’enquête Ifop, 44% des Français déclarent avoir de plus en plus de mal à patienter avant d’obtenir quelque chose, dont 53% des 25-34 ans.
- « Grande démission », liée à plusieurs facteurs : effet de rattrapage après le gel des confinements, dynamisme du marché du travail actuel, avec un taux de chômage plutôt faible (les postes à pourvoir sont plus nombreux, de nouvelles opportunités d’emploi apparaissent)
- Un état de mal-être parmi les salariés français, déclarant un manque de reconnaissance depuis plusieurs années, plus marqué que la moyenne des européens.
- Une interrogation sur le sens du travail, particulièrement dans les secteurs où les contraintes horaires sont pesantes et où la pénibilité des tâches ou de l’environnement est importante. Cette tendance s’est nettement accentuée depuis les confinements.
- La crise sanitaire a également dopé l’irruption du télétravail (près d’un quart des salariés français sont actuellement en télétravail 3 jours ou plus par semaine).
- le « Quiet quitting » ou « démission silencieuse » en faire le moins possible.
En 1990, pour 60% des sondés le travail était « très important » dans leur vie, par rapport aux loisirs (31% en 1990). Ce rapport est aujourd’hui inversé : 41% pour les loisirs versus 24% seulement pour le travail.
En 2008, 62% des salariés souhaitaient « gagner plus d’argent, mais avoir moins de temps libre » contre 38% «moins d’argent et plus de temps libre ». Actuellement Selon un sondage Ifop pour Solutions solidaires[4], la hiérarchie s’est totalement inversée: 61% des salariés souhaiteraient « gagner moins d’argent pour avoir plus de temps libre », contre seulement 39% «plus d’argent mais moins de temps libre ».
Ces paramètres multiples expliquent sans doute pourquoi de nombreux actifs français sont moins enclins à se donner corps et âme au travail et pourquoi une forte minorité a clairement perdu en motivation.
Que dit la neuropsychologie sur les mécanismes cérébraux qui nous poussent à agir ?
- Le réseau de récompense
Les réseaux cérébraux impliqués dans la motivation par le désir sont parfois appelés « dopaminergiques » car ils font principalement intervenir un neuromédiateur, la dopamine. Ils activent des structures profondes du cerveau animal (tronc cérébral et noyaux de la base) et sont reliés à un centre supérieur d’évaluation émotionnelle, le cortex préfrontal médian. Ils sont communs aux mammifères. Leur activation constitue en quelque sorte la « carotte ». Ce système de récompense est très puissant, à la base de tous nos comportements. Mais il a néanmoins un défaut important : il n’est jamais rassasié, il s’accoutume, il lui en faut toujours plus, d’où de nombreuses frustrations et addictions.
L’accoutumance est à la fois une habitude à combattre et une source de difficulté ou d’échec, si nous ne comprenons pas les mécanismes qui nous poussent à vouloir toujours plus.
Nous sommes très nombreux à penser »je serai plus heureux quand… » (… quand j’aurai le métier de mes rêves, quand je rencontrerai l’âme sœur, quand j’aurai des enfants, quand je serai augmenté, quand je n’aurai plus de crédit, quand j’aurais déménagé, quand je serai à la retraite…) Ces événements nous rendent effectivement plus heureux, mais pas aussi fort et pas aussi longtemps que nous pourrions l’imaginer[5]. La lune de miel est de courte durée !
Le coupable est l’accoutumance, autrement dit, d’un point de vue neurologique, l’épuisement du réseau de récompense. Un neurone toujours stimulé par la même information cesse de transmettre son signal ! Lorsque la stimulation est toujours la même (par exemple même récompense, même salaire, même maison), ce réseau cesse d’émettre et d’alimenter la perception émotionnelle positive de la situation, d’où accoutumance et désintérêt.
D’un point de vue neurologique, la motivation est le résultat de l’équilibre de plusieurs facteurs, sous-tendus par plusieurs réseaux :
La motivation sous l’angle neurologique
Si l’amélioration n’est pas conforme aux attentes, la motivation s’effondre car le réseau de la récompense n’est pas comblé. Si l’effort à produire est trop élevé, la motivation diminue.
- Le réseau des émotions désagréables
Le réseau des émotions désagréables (principalement la peur) fait intervenir d’autres structures profondes (entre autres, amygdale et insula) : c’est la motivation par le bâton !
Éviter un licenciement, un reproche sur son travail ou un dépôt de bilan sont de puissants motivateurs. Malheureusement, cela s’accompagne d’un cortège d’émotions négatives et de ruminations douloureuses, anxiété, angoisses, mal-être divers, épuisement physique ou mental et biais d’appréciation : erreurs de jugement, dont l’origine sera ici la déformation de la vision du monde, par la peur et l’anxiété.
Une autre émotion désagréable peut motiver à agir : la colère. La comparaison aux autres, la perception d’une injustice, réelle ou simplement ressentie, génère une motivation puissante. L’étude des réseaux de neurones permet de comprendre cette habitude humaine répandue : pour des raisons ergonomiques et énergétiques, il est plus simple d’effectuer des comparaisons et des prédictions par rapport à l’existant que de recréer une information complète à partir de rien. Ce mode de fonctionnement produit des comparaisons permanentes par rapport à la situation antérieure, à une attente future, ou par rapport aux situations comparables de notre entourage. Ces comparaisons sont une source de frustrations incessantes qui altèrent notre bien-être et nous motivent au prix d’une insatisfaction durable.
- Toujours plus
Le phénomène d’habituation explique notre tendance au « toujours plus ». Chez l’Homme, les réseaux de récompense et de menace sont sous le contrôle partiel d’une région située à l’avant de notre cerveau (cortex préfrontal médian). Cette région est impliquée dans la régulation des émotions et la prise de décision : c’est une zone « chef d’orchestre » de l’évaluation et de l’action.
Ce système de régulation et de motivation, bien que fortement activé par les plaisirs immédiats, l’est encore plus par les motivations internes, qui déterminent souvent de meilleures performances[6] . Ces stimulations intrinsèques diminuent aussi avec l’habituation, mais il est plus facile d’assouvir une attente en progressant dans une pratique, en développant des compétences ou en multipliant les relations de qualité, qu’en augmentant indéfiniment son niveau de revenus.
- La loi du moindre effort
Notre cerveau consomme un quart de notre énergie corporelle, alors qu’il ne pèse que 2 % de notre poids. Ces besoins considérables lui imposent une recherche permanente d’économie de moyen. Face à une motivation à agir, le cerveau évalue en permanence la valeur d’une action face à l’économie de l’inaction. Il va mettre en concurrence le bénéfice (la récompense attendue), avec l’évaluation du risque et de l’effort à fournir.
L’évaluation du bénéfice implique le réseau de récompense et inclut le cortex préfrontal médian. La mesure de l’effort active un autre réseau impliquant le cortex cingulaire et l’insula. Le bénéfice d’une action entre en balance avec son coût. Le rapport bénéfice/coût détermine s’il faut s’engager dans l’action. Afin de dépasser ce puissant frein, il importe de déterminer des objectifs motivants et inspirants. À défaut, notre esprit sera hypersensible aux arguments pour ne pas agir : manque de temps, complexité, manque d’envie, préférence pour une habitude connue, incertitude, risques, craintes du changement… Nous sommes assez doués pour nous mentir à nous-mêmes. En l’absence d’une motivation forte (et donc d’une recherche de plaisir), nos évaluations instinctives nous poussent insensiblement vers l’inaction.
Il est donc indispensable pour chacun, d’identifier nos motivations profondes indépendantes des satisfactions matérielles, et résistantes à l’adversité.
Lire la suite de cet article le mois prochain.
Pour aller plus loin :
[1] https://www.jean-jaures.org/publication/grosse-fatigue-et-epidemie-de-flemme-quand-une-partie-des-francais-a-mis-les-pouces/
[2] Revue L’ADN, n° 31, juillet-septembre 2022.
[3] https://community.doctolib.fr/t/la-sante-en-chiffres-le-nombre-de-consultations-chez-les-psychologues-a-double-en-1-an/9072
[4] Sondage réalisé en ligne du 20 au 21 septembre 2022 auprès d’un échantillon national représentatif de 1 011 personnes.
[5] Layous, K., & Lyubomirsky, S. (2012). The how, why, what, when, and who of happiness : Mechanisms underlying the success of positive activity interventions. J. Gruber& J.Moscowitz (Eds.),The light and dark side of positive emotions. New York : Oxford University Press. p 473-495.
[6] Murayama, K., Matsumoto, M., Izuma, K, Sugiura, A., Ryan, R. M., Deci, E. L., & Matsumoto, K. (2015). How self-determined choice facilitates performance : A key role of the ventromedial prefrontal cortex. Cerebral Cortex, 25, 1241-1251.
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Nous remercions vivement le Docteur Bernard ANSELEM, Médecin spécialiste en imagerie médicale, master de recherche en Neuropsychologie (Toulouse, Lyon, Grenoble), titulaire d’un Certificat de « science of happiness » (Berkeley) et Formateur professionnel pour médecins ou entreprise. Il est également Auteur de plusieurs ouvrages dont, « Je rumine, tu rumines, nous ruminons » (Editions Eyrolles, 2017) et « Ces émotions qui nous dirigent » (Alpen éditions) conférencier.
Membre du comité d’éthique de l’université de Savoie,
Il propose de partager son expérience professionnelle en Neuropsychologie pour nos fidèles lecteurs de www.managersante.com
Biographie de l'auteur :
Médecin spécialiste en imagerie médicale, master de recherche en neuropsychologie (Toulouse, Lyon, Grenoble), certificat de « science of happiness » (Berkeley) et formateur professionnel pour médecins ou entreprise. Auteur conférencier.
Membre du comité d’éthique de l’université de Savoie.
Thèmes de travail : émotions, motivation, anxiété, prise de décision et efficacité, IRM fonctionnelle. Il souhaite créer des ponts entre les avancées récentes des recherches sur le cerveau ou le bien-être, et les applications pratiques au quotidien, à l’intention des personnes ne disposant pas de temps pour aborder les ouvrages théoriques ou académiques.