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Simuler le travail futur : quel outillage pour un développement simultané des professionnels et des organisations ? Jean-Pierre DIDIER nous présente une illustration concrète ? (Partie 2/2)

Article  rédigé pour ManagerSante.com par Jean-Pierre DIDIER, professionnel de santé, consultant en projets de développements organisationnels, humains et de valeur d’usage globale.

Des exigences affirmées d’ouverture et de plasticité

Relire la première partie de cet article.

En reprenant les exigences formulées par Laurent Van Belleghem, il peut être relevé que dans la situation décrite, les éléments de prescription ont été directement incorporés, sur le support, par les actrices (cf. exigence n°1 : représentation des éléments de prescription). Puis, lors de la simulation, deux aides-soignantes, en mobilisant leurs avatars (cf. exigence n°3 : médiation de l’activité), ont tout d’abord commencé par reproduire l’organisation actuelle des tournées sur cet étage. Elles ont été interrogées par le consultant sur le rôle qu’elles souhaitaient attribuer à la troisième aide-soignante. Elles ont finalement rapidement réinterrogé le prescrit connu. En effet, en incorporant une troisième personne, cela permettait de modifier l’ordonnancement habituel (toilettes réalisées seule puis toilettes à deux) pour finalement proposer, qu’elles commencent par les toilettes à deux, dès le début de la matinée, alors que leur collègue débute par les accompagnements plus « simples ». Il y a bien eu dans le temps des interactions, une modification collective du prescrit (cf. exigence n°2).

Pour la sociologie, il existe quatre champs de l’appropriation : « l’espace de travail ; le temps de travail ; l’exécution de la tâche ; la gestion et l’organisation du travail » (Bernoux, 2015). En y regardant de plus près, ces champs peuvent être retrouvés dans la description de cette simulation. L’espace de travail est représenté par le plan du 1er étage. Le temps de travail est quant à lui prescrit dans le scénario. Concernant l’exécution de la tâche, celle-ci doit se rechercher dans les éléments de langage, les arguments proposés par les professionnelles lors des déplacements des avatars. Ces commentaires sont descriptifs des manières de faire individuelles et collectives. Enfin, le champ de la gestion et de l’organisation peut être reconnu dans l’adaptation de l’activité collective permise par la présence d’une aide-soignante supplémentaire.

En référence aux instruments médiateurs de l’activité (Flocher, Rabardel, 2012), les auteurs précisent qu’ils se composent non seulement de l’objet, en lui-même, mais aussi de ses schèmes d’utilisation « résultants d’une construction propre du sujet » ou « genèse instrumentale ». Celle-ci correspond à l’appropriation proprement dite d’un objet par un individu. Il y a instrumentalisation lorsque l’objet est adapté, modifié par les opérateurs « pour le conformer à leurs propres manières de penser et d’agir » et il y a instrumentation « lorsque l’opérateur modifie son activité pour la conformer au dispositif » (Béguin, 2013).

Si l’objet intermédiaire doit permettre de se sentir « acteur », la mise en acte ne va pas de soi. Celui-ci ne porte pas seul, en lui cette faculté. L’objet doit porter certaines caractéristiques essentielles et suffisantes afin que celui ou celle qui le manipule puisse agir sur et/ou avec dans l’activité de simulation. Ce qui doit se jouer, apparait comme un dialogue entre ces deux formes de genèses instrumentales, avec d’une part, des tentatives de modifications du cadre prescriptif et d’autre part, d’expérimentations d’une activité en construction. « La démarche conduit à concevoir un système de prescription en fonction de développement de l’activité qu’il permet » (Barcellini, Van Belleghem, Daniellou, 2013). Bassereau, citant les travaux de Mer (1995), distingue deux axes complémentaires d’analyse des objets intermédiaires :

  • Le premier : différenciation entre les objets commissionnaires, des objets médiateurs : « L’objet commissionnaire transmet l’idée, l’intention fidèle de son auteur, alors que l’objet médiateur modifie l’intention initiale de son auteur du fait de sa matérialité »,
  • Le deuxième : selon que l’objet accepte ou non « des modifications éventuelles dictées par une adaptation nécessaire au contexte du projet », il est dit ouvert ou fermé (Bassereau, 2015).

Pour l’auteur, un « objet ouvert est une représentation intermédiaire qui peut être modifiée. A l’inverse, l’objet fermé ne permet et ne supporte aucune modification (…) L’objet ouvert incite à un travail d’interprétation, tandis que l’objet fermé est une prescription ». Il propose de penser la conception d’un objet intermédiaire, « comme un projet dans un projet ». Enfin, suite à ces distinctions, il précise que la mutation la plus favorable à la conception participative est de passer d’un objet médiateur/ouvert à un objet commissionnaire/fermé. Un parallèle avec le paradoxe de Midler pourrait ici être proposé.

Objet intermédiaire… un projet à part entière

Pour la conception participative, l’objet n’a pas expressément besoin d’être techniquement sophistiqué et cela est particulièrement admis si l’on retient qu’il doit essentiellement être plastique. Toutefois, celui-ci doit être assez précis pour permettre « d’éprouver et de faire éprouver » (Ughetto, 2018). Il doit faire sens pour les acteurs. Ce critère ne peut être apporté que par l’analyse préalable du travail. Il s’agit bien évidemment de se construire auparavant une compréhension de ce qui peut faire référence dans l’activité des professionnels afin de les pourvoir de marges de manœuvres dans l’ingéniosité potentiellement détenue par la mise en simulation des conditions du travail futur.

L’outillage « rudimentaire » que peut constituer des post-it et des épingles, sollicitent eux-mêmes des schèmes d’utilisation communs à bon nombre d’hommes et de femmes. Il s’agit de proposer des objets « accessibles » aux professionnels-acteurs. Le support doit être en partie familier pour celui qui le manipule en référence notamment, à la théorie de la traduction (Jeantet, 1998 – Bernoux, 2004), favorisant la conception dans l’usage. Celui-ci ne doit être conçu ni de façon trop floue, ni de de façon trop codifiée. Le codage « nécessitant d’être appris pour être compris » (Bassereau et al, 2015). Dans la conception participative, l’activité de simulation doit être médiée par un objet significatif de l’activité de travail et portant un cadre prescriptif dont la malléabilité se verra progressivement amoindrie en fonction des choix instruits.

L’objet intermédiaire fait partie intégrante des conditions sociales à formaliser et contractualiser pour permettre aux professionnels :

  • de se sentir acteur/actrice à part entière,
  • de se placer dans le temps et l’espace de l’action (l’activité simulée est située),
  • de laisser libre cours à l’expression des manières de faire,
  • de dialoguer, d’échanger, et de débattre sur ces logiques d’action,
  • d’apprendre et d’expérimenter de nouvelles logiques d’actions individuelles et collectives,
  • de dialoguer, d’échanger, et de débattre sur le prescrit,
  • de modifier le prescrit,
  • d’évaluer les solutions retenues,
  • de conserver des traces,

Conclusion :

Pour conclure, est-il nécessaire d’insister sur le fait que les objets portent en eux, les références de notre histoire privée et sociale ? Si l’objet construit et proposé par l’intervenant doit se caractériser par ses qualités d’ouverture et de « plasticité », il s’insère dans un processus de coopération qui doit être socialement structuré dans le but d’en assurer simultanément divers objectifs. La démarche attendue doit pouvoir assurer un accroissement progressif des informations à l’ensemble des acteurs. Elle doit combiner les compétences d’un ensemble de protagonistes aux différentes étapes de sa progression. Enfin, elle doit assurer l’outillage indispensable à la confrontation et à l’évaluation des solutions envisagées. La démarche érigée se verra garante de la double genèse instrumentale, indissociable du développement simultané des opérateurs et des organisations. Il s’agit bien là, non seulement de l’appropriation des objets intermédiaires, mais aussi de l’ensemble des composantes d’un processus anthropocentré d’innovation.

On retiendra que les objets les plus simples peuvent finalement être à la source de grands ouvrages. Mais pour s’engager dans cette production finalisée, l’acteur doit pouvoir agir sur ces objets intermédiaires, les observer, les manipuler, les modifier, les faire siens. Il s’agit bien d’y être pour quelque chose dans ce qui leur arrive, car « aucune personne ne s’impliquera si elle ne peut réfléchir ou modifier l’objet de son implication » (Bernoux, 2004). L’âme de l’objet en co-construction se situe probablement dans le « je » de cette appropriation individuelle et collective, comme une sorte de conquête intime mais toujours relative, de l’Homme sur la matière, car au demeurant, n’est-il pas communément admis, que « rien ne se créé, tout se transforme » ?    

Pour aller plus loin :

• BARCELLINI F. VAN BELLEGHEM L. DANIELLOU F. (2016). Les projets de conception comme opportunité de développement des activités. In FALZON, Ergonomie constructive, Paris. PUF.
• BASSEREAU J-F. (2015). Les objets intermédiaires de conception/design, instruments d’une recherche par le design. « Sciences du Design », n°2/2015, pp48-63. PUF
• BEGUIN P. (2013). La conception d’apprentissage comme processus dialogique d’apprentissage mutuels. In FALZON, Ergonomie constructive, Paris. PUF.
• BERNOUX P. (2004). Sociologie du changement dans les entreprises et les organisations. SEUIL éditions.
• BERNOUX P. (2015). Mieux-être au travail : appropriation et reconnaissance. Octarès éditions, Collection Travail et Activité Humaine.
• CAROLY S. et BARCELLINI F. (2013). Le développement de l’activité collective. In FALZON, Ergonomie constructive, Paris. PUF.
• FLOCHER V. et RABARDEL P. (2012). Hommes, artefacts, activités : perspective instrumentale. In FALZON, Ergonomie. PUF, pp 252-268.
• VAN BELLEGHEM L. (2012). Simulation organisationnelle: innovation ergonomique pour innovation sociale. Dans M.-F. Dessaigne, V. Pueyo et P. Béguin (s/d), Innovation et Travail : Sens et valeurs du changement. Actes du 42ème congrès de la SELF, 05-07 septembre, Lyon, France ;
• JEANTET A. (1998). Les objets intermédiaires dans la conception. Eléments pour une sociologie des processus de conception. Sociologie du travail n°3/98, pp. 291-316
• UGHETTO P. (2018). Simuler pour changer la conception et les rapports sociaux de conception du travail : un commentaire sur les dispositifs de simulation de l’activité dans les organisations. Activités, 15-1, 2018 

Biographie de l'auteur : 

Après 6 années passées au sein du Service de Santé des Armées, en tant qu’infirmier, au Centre de Traitement des Brûlés de Percy notamment, Jean-Pierre DIDIER, a intégré le service public hospitalier en 2002.
Infirmier Anesthésiste depuis 2007, il a contribué à divers travaux institutionnels au sein d’établissements de soin (assistance à la conception d’aides cognitives ; démarche QVT avec l’ARACT Bretagne et l’HAS ; création d’un comité de retour d’expérience au bloc opératoire ; animation d’espaces de discussion sur les pratiques professionnelles, etc.).
En parallèle, il a suivi un cursus en Sciences Humaines et Sociales, qui lui permet aujourd’hui d’accompagner les entreprises et établissements du secteur de la Santé dans leurs besoins de développement, au sein de son cabinet Kintsugi.
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