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Le travail peut-il être une source de reconnaissance et de joie ? Le Professeur Eric DELASSUS nous apporte sa réflexion philosophique.

Nouvel Article écrit par Eric, DELASSUS, (Professeur agrégé Lycée Marguerite de Navarre de Bourges et  Docteur en philosophie, Chercheur à la Chaire Bien être et Travail à Kedge Business School). Il est co-auteur d’un nouvel ouvrage publié en Avril 2019 intitulé «La philosophie du bonheur et de la joie» aux Editions Ellipses,

N°46, Juin 2021

Dans son livre consacré à l’esthétique, Hegel considère qu’il existe deux manières complémentaires de prendre conscience de soi, l’une théorique et l’autre pratique. La prise de conscience de soi théorique se fait par la réflexion, par le retour sur soi de la conscience qui se découvre et se contemple. Ce processus peut, dans une certaine mesure, être comparé au « je pense, donc je suis » de Descartes. J’aurai beau douter de tout, le processus réflexif par lequel s’effectue ce doute me prouve que j’existe en tant que « chose qui pense ». Cela, je ne puis en douter. En effet, puisque pour douter, il faut que je pense, plus je douterai de mon existence, plus je m’affirmerai comme sujet pensant. La conscience est donc ici la source même de toute vérité, puisque c’est sur ce sol fondateur que Descartes va conduire son projet de refonder la science.

La conscience de soi, une nécessité ?

Cependant, pour Hegel, cette prise de conscience de soi théorique ne suffit pas. En un certain sens, elle ne peut que laisser le sujet sur sa faim. Cette manière de prendre conscience de soi a tendance à laisser le sujet humain replié sur lui-même sans véritablement lui permettre de s’ouvrir sur le monde extérieur. Aussi, la conscience de soi à laquelle elle aboutit ne peut déboucher que sur une certitude subjective d’exister. Or, il semblerait que l’être humain ne puisse 145se satisfaire d’une telle impression purement intérieure. Il a besoin de voir celle-ci confirmer par une preuve objective, c’est-à-dire extérieure. L’objet, au sens étymologique, désigne ce qui est « jeté devant ». Le sujet conscient ressent donc la nécessité de voir se déployer devant lui les preuves de sa propre existence. Il ne se contente pas de la certitude intime d’exister que lui procure la réflexion, il a besoin de trouver face à lui des signes confirmant cette certitude. C’est là qu’intervient la prise de conscience pratique, c’est-à-dire la prise de conscience par l’action.

La conscience par l'action : une manière d'affirmer son existence

Agir signifie principalement produire des effets, modifier ce sur quoi s’exerce l’action. Ainsi, en physique ou en chimie, lorsque l’on dit qu’un corps agit sur un autre corps ou qu’une substance agit sur une autre substance, cela signifie que le corps ou la substance qui subit l’action s’en trouve modifié. Ainsi, le vinaigre agit sur le calcaire en produisant à sa surface une effervescence. C’est donc en agissant sur le monde extérieur que l’homme va parvenir à une conscience d’exister plus intense.

En agissant ainsi sur le monde, l’être humain extériorise ce qu’il a d’abord nourri intérieurement comme intention. Pour illustrer cela, Hegel prend l’exemple de l’enfant qui jette des pierres pour faire des ronds dans l’eau. Rien de plus banal qu’une telle action de la part d’un enfant. Néanmoins, si l’on s’interroge sur le sens à donner à cet acte, on s’aperçoit qu’il est riche de signification. En produisant à la surface de l’eau ces cercles concentriques l’enfant voit se former à l’extérieur de lui un effet dont il est la cause. Il découvre que ces ronds n’existeraient pas si lui n’existait pas. Ainsi, l’effet, dont il est cause, vient renforcer la certitude de son existence. Il se sent exister du fait qu’il modifie le monde extérieur et cette modification, aussi infime soit-elle, lui procure une preuve objective de son existence et renforce la conscience qu’il en a. Et si l’on cherche des formes plus accomplies de cette prise de conscience pratique, c’est dans le travail et l’art que nous les trouverons.

Le travail : un accomplissement de soi ?

Le travail n’est certainement pas uniquement le moyen pour l’homme de produire les moyens de sa subsistance. Une telle activité peut également lui ouvrir la voie vers une sensation plus intense d’exister. À condition, bien entendu, qu’elle ne soit pas transformée en un moyen d’aliénation utilisé par d’autres pour réduire l’activité humaine en une tâche purement mécanique dont le sens échappe à celui qui l’exerce. On peut dire qu’en la matière le taylorisme a produit des conséquences désastreuses sur la manière dont le travail est aujourd’hui perçu comme n’étant qu’une source de contrainte et non comme pouvant être également une source d’épanouissement pour l’être humain.

Prenons, par exemple, le travail de l’artisan, de l’ébéniste qui fabrique un meuble. Ce meuble, il l’aura d’abord pensé, c’est-à-dire qu’il l’aura conçu par l’activité interne de son esprit. En le fabriquant, il lui donnera ensuite une forme objective. Par conséquent, une fois le meuble achevé, il se reconnaîtra en lui, car il y verra son idée matérialisée. Il constatera que ce meuble n’existerait pas, s’il ne l’avait pas d’abord conçu intérieurement. Il se sent donc exister plus intensément par la contemplation du fruit de son travail et ce sentiment se trouvera renforcé si d’autres en reconnaissent la valeur. Autrement dit, si d’autres consciences reconnaissent que cet objet qu’ils ont devant eux et le produit d’une conscience à l’œuvre.

Et cela est probablement d’autant plus vrai pour l’artiste qui, lorsqu’il crée son œuvre. Il n’est soumis à aucun impératif utilitaire, mais réalise une œuvre qui n’a d’autre fin qu’elle-même, une œuvre dont la seule raison d’être est d’être contemplée. Comment qualifier le sentiment que procurent de telles actions ?

Comment définir le sentiment de satisfaction que l’on ressent lorsqu’une fois l’ouvrage ou l’œuvre accomplie, on peut saisir dans ce que l’on a réalisé la preuve de son existence et de sa capacité à agir sur le monde ?

Il semble qu’ici l’on puisse se risquer à rapprocher Spinoza de Hegel en qualifiant ce sentiment de joie. La joie, nous dit Spinoza, n’est autre que ce sentiment qui exprime une augmentation de perfection. Par perfection, Spinoza entend notre puissance d’agir. Il n’y aurait donc rien d’incongru à appeler « joie » le sentiment de l’enfant qui fait des ronds dans l’eau, de l’artisan qui contemple son ouvrage ou de l’artiste qui admire son œuvre.

Le travail peut donc être source de joie, lorsqu’il permet à celui qui l’exerce de donner un sens à son existence en percevant dans le produit de son travail la conséquence de son activité d’être conscient.

Conclusion

Aussi, les managers et les chefs d’entreprise qui se piquent de vouloir instaurer le bonheur au travail seraient bien inspirés de se nourrir des pensées de Hegel et de Spinoza, afin de comprendre que le travail n’est pas une affaire de bonheur – et que le bonheur de ceux avec qui ils travaillent ne les regardent pas – mais qu’en revanche, il peut être une source de joie. À condition qu’il consiste en une activité dotée de sens par laquelle l’être humain au travail peut percevoir les effets de son inventivité, de sa créativité et de sa capacité à prendre des initiatives pour concrétiser ce qui est d’abord le produit de sa pensée, de son activité interne qu’il voit se concrétiser dans les réalisations objectives auxquelles il contribue et qui n’existeraient pas sans lui.

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Nous remercions vivement notre spécialiste, Eric, DELASSUS, Professeur agrégé (Lycée Marguerite de Navarre de Bourges) et  Docteur en philosophie , co-auteur d’un nouvel ouvrage publié en Septembre 2018 intitulé « Ce que peut un corps » aux Editions l’Harmattan,  de partager son expertise en proposant des publications dans notre Rubrique Philosophie & Management, pour nos fidèles lecteurs de ManagerSante.com 

Biographie de l'auteur :

Professeur agrégé et docteur en philosophie (PhD), j’enseigne la philosophie auprès des classes terminales de séries générales et technologiques, j’assure également un enseignement de culture de la communication auprès d’étudiants préparant un BTS Communication.
J’ai dispensé de 1990 à 2012, dans mon ancien établissement (Lycée Jacques Cœur de Bourges), des cours d’initiation à la psychologie auprès d’une Section de Technicien Supérieur en Économie Sociale et Familiale.
J’interviens également dans la formation en éthique médicale des étudiants de L’IFSI de Bourges et de Vierzon, ainsi que lors de séances de formation auprès des médecins et personnels soignants de l’hôpital Jacques Cœur de Bourges.
Ma thèse a été publiée aux Presses Universitaires de Rennes sous le titre De l’Éthique de Spinoza à l’éthique médicale. Je participe aux travaux de recherche du laboratoire d’éthique médicale de la faculté de médecine de Tours.
Je suis membre du groupe d’aide à la décision éthique du CHR de Bourges.
Je participe également à des séminaires concernant les questions d’éthiques relatives au management et aux relations humaines dans l’entreprise et je peux intervenir dans des formations (enseignement, conférences, séminaires) sur des questions concernant le sens de notions comme le corps, la personne, autrui, le travail et la dignité humaine.
Sous la direction d’Eric Delassus et Sylvie Lopez-Jacob, il vient de co-publier un nouvel ouvrage le 25 Septembre 2018 intitulé ” Ce que peut un corps”, aux Editions l’Harmattan,   

DECOUVREZ LE NOUVEL OUVRAGE PHILOSOPHIQUE

du Professeur Eric DELASSUS qui vient de paraître en Avril 2019

Résumé : Et si le bonheur n’était pas vraiment fait pour nous ? Si nous ne l’avions inventé que comme un idéal nécessaire et inaccessible ? Nécessaire, car il est l’horizon en fonction duquel nous nous orientons dans l’existence, mais inaccessible car, comme tout horizon, il s’éloigne d’autant qu’on s’en approche. Telle est la thèse défendue dans ce livre qui n’est en rien pessimiste. Le bonheur y est présenté comme un horizon inaccessible, mais sa poursuite est appréhendée comme la source de toutes nos joies. Parce que l’être humain est désir, il se satisfait plus de la joie que du bonheur. La joie exprime la force de la vie, tandis que le bonheur perçu comme accord avec soi a quelque chose à voir avec la mort. Cette philosophie de la joie et du bonheur est présentée tout au long d’un parcours qui, sans se vouloir exhaustif, convoque différents penseurs qui se sont interrogés sur la condition humaine et la possibilité pour l’être humain d’accéder à la vie heureuse.  (lire un EXTRAIT de son ouvrage)

 

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Professeur Éric DELASSUS

Professeur agrégé et docteur en philosophie (PhD), j'enseigne la philosophie auprès des classes terminales de séries générales et technologiques, j'assure également un enseignement de culture de la communication auprès d'étudiants préparant un BTS Communication. J'ai dispensé de 1990 à 2012, dans mon ancien établissement (Lycée Jacques Cœur de Bourges), des cours d'initiation à la psychologie auprès d'une Section de Technicien Supérieur en Économie Sociale et Familiale. J'interviens également dans la formation en éthique médicale des étudiants de L'IFSI de Bourges et de Vierzon, ainsi que lors de séances de formation auprès des médecins et personnels soignants de l'hôpital Jacques Cœur de Bourges. Ma thèse a été publiée aux Presses Universitaires de Rennes sous le titre De l'Éthique de Spinoza à l'éthique médicale ( http://www.pur-editions.fr/detail.php?idOuv=2597 ). Je participe aux travaux de recherche du laboratoire d'éthique médicale de la faculté de médecine de Tours. Je suis membre du groupe d'aide à la décision éthique du CHR de Bourges. Je participe également à des séminaires concernant les questions d'éthiques relatives au management et aux relations humaines dans l'entreprise et je peux intervenir dans des formations (enseignement, conférences, séminaires) sur des questions concernant le sens de notions comme le corps, la personne, autrui, le travail et la dignité humaine.

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