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Comment interroger le management du point de vue philosophique ? Le Professeur Eric DELASSUS nous invite à la réflexion.

Nouvel Article écrit par Eric, DELASSUS, (Professeur agrégé Lycée Marguerite de Navarre de Bourges et  Docteur en philosophie, Chercheur à la Chaire Bien être et Travail à Kedge Business School). Il est co-auteur d’un nouvel ouvrage publié en Avril 2019 intitulé «La philosophie du bonheur et de la joie» aux Editions Ellipses,

N°45, Mai 2021

Penser philosophiquement le management n’est pas une tâche facile. La philosophie et le management n’ont pas toujours fait bon ménage, en raison probablement d’une méconnaissance réciproque et, par conséquent, de la perception erronée que ces deux disciplines avaient l’une de l’autre. Pour les philosophes, le management a été trop souvent perçu comme une forme de manipulation, comme une technique s’appliquant à des hommes que l’on gère comme des choses.

Pour les managers, et plus généralement le monde de l’entreprise, la philosophie était plutôt considérée comme une activité intellectuelle, peut-être respectable, mais qui reste étrangère au monde du travail et qui ne peut, à la limite, que jouer un rôle de supplément d’âme dans l’univers froid et austère de la gestion et de la production.

L’incompréhension qui a longtemps régné entre ces deux univers est décrite avec une très grande justesse par Isabelle Barth et Yann-Hervé Martin : « Il faut bien avouer que pour de nombreux philosophes, le monde de l’entreprise était considéré comme un univers cynique, peuplé d’individus bornés et soucieux de leur seul profit. Quant aux managers et aux cadres d’entreprises, ils voyaient au mieux dans les philosophes des idéalistes déconnectés du monde réel, de ses contraintes et de ses urgences[1] ». Ce mur qui a longtemps séparé ces deux mondes, beaucoup se sont, de part et d’autre, attachés à le consolider.

Les philosophes ont trop longtemps oublié qu’avant d’être une discipline intellectuelle leur discipline se présente d’abord comme un art de vivre et les managers se sont trop souvent limités à accomplir un travail de gestionnaire prêtant ainsi le flanc aux critiques qui leur étaient adressées.

Aussi, face aux égarements d’un management qui s’est trop souvent réduit lui-même à une technique manipulatrice, il est nécessaire que la philosophie vienne clarifier un certain nombre de concepts afin de rendre cette pratique plus humaine. Il n’y a donc rien de méprisable à prendre le management comme objet de réflexion et à s’efforcer de le penser de manière critique pour mieux le faire évoluer, comme tente de le faire aujourd’hui un certain nombre de philosophes.

Prétendre que ce serait déchoir pour un philosophe de s’intéresser à de telles questions, s’opposerait d’ailleurs à ce que pensaient les anciens pour qui il n’y avait pas d’objet indigne de la philosophie. Ainsi Platon ne fait-il pas dire à Parménide qui répond au jeune Socrate qui lui demande s’il existe une idée de la boue ou du poil : «C’est que tu es jeune encore, Socrate, […] et tu n’es pas encore sous la mainmise de la philosophie, au point que cette mainmise un jour s’exercera sur toi (c’est ma conviction), quand aucun de ces objets ne sera déprécié à tes yeux. Pour le moment, tu as encore égard aux opinions des hommes ; ainsi le veut ton âge[2] ».

Réponse qui fait d’ailleurs écho à l’anecdote que raconte Aristote dans Les parties des animaux au sujet du philosophe Héraclite : « Il faut retenir le propos que tint, dit-on, Héraclite à des visiteurs étrangers qui au moment d’entrer s’arrêtèrent en le voyant se chauffer devant son fourneau ; il les invita, en effet, à entrer sans crainte en disant que là aussi il y avait des dieux. On doit, de même, aborder sans dégoût l’examen de chaque animal avec la conviction que chacun réalise sa part de nature et de beauté[3] ».

Prétendre qu’«il y a des dieux aussi dans la cuisine », signifie qu’aucun objet ne doit être rejeté par la pensée et pour la pensée et que c’est précisément en pensant ces objets que l’on découvre ou que l’on révèle ce qu’ils ont en eux de divin, ou, si l’on considère que l’homme peut être un dieu pour l’homme, ce qu’ils ont de profondément humain.

N’oublions pas d’ailleurs que parmi les anciens, certains n’ont pas hésité à traiter de questions qui relèveraient aujourd’hui de ce que l’on désigne par le vocable de « management ». C’est ce que fait pertinemment remarquer Ghislain Deslandes dans son dernier livre : Critique de la condition managériale[4], lorsqu’il se réfère à Xénophon qui, dans son Économique[5], traite, en faisant dialoguer Socrate et Critobule, la question de la bonne gestion d’un domaine.

Philosopher, c’est aussi « mettre les mains – ainsi que l’esprit – dans le cambouis », c’est-à-dire s’intéresser aux problèmes que les êtres humains rencontrent quotidiennement pour tenter de leur apporter une solution par un travail de réflexion précis et rigoureux. Comme l’écrivent Isabelle Barth et Yann-Hervé Martin : « On ne saurait prétendre penser le monde quand on snobe ses ressources élémentaires[6] ».

La philosophie ne peut par conséquent se limiter à sa dimension théorique qui comme l’écrit Heinz Wismann « vise la connaissance de la réalité en général[7] », elle a aussi à cultiver une dimension pratique au sujet de laquelle le même Heinz Wismann écrit qu’elle « privilégie l’intelligence des réalités humaines[8] ».

On pourrait d’ailleurs, sur ce point, ajouter avec Georges Canguilhem, que la philosophie n’est jamais autant elle-même que lorsqu’elle s’attache à comprendre ce qui, en apparence, lui est étranger : « La philosophie est une réflexion pour qui toute matière étrangère est bonne, et nous dirions volontiers pour qui toute bonne matière est étrangère[9] ».

Si la philosophie se réduisait à une pure activité intellectuelle ne daignant pas répondre aux difficultés concrètes auxquelles les hommes sont confrontés chaque jour, elle ne vaudrait pas une heure de peine.

Fort heureusement, il est aussi des philosophes qui ne méprisent pas la vie et qui, comme André Comte- Sponville, considèrent que philosopher, c’est principalement penser sa vie pour mieux vivre sa pensée10[10].

Si, comme l’a affirmé Pierre Hadot en renouant avec la tradition antique, la philosophie est une manière de vivre11[11], elle doit nécessairement s’intéresser à tout ce qui fait la vie humaine.

La vie des hommes au travail, la manière de les orienter, de les diriger ou de les motiver à l’intérieur même des organisations dans lesquelles ils sont à l’œuvre ne peut donc qu’être un objet pour la pensée philosophique.

Aussi, n’y a-t-il rien d’incongru à vouloir faire philosopher les managers. Il s’agit de rendre une pratique vivante en la pensant, de la penser pour la faire vivre. Au lieu de réduire le management et son enseignement à la transmission et l’application mécanique de procès dont la teneur éthique est parfois discutable, au lieu de réduire les travailleurs à des objets au nom d’une efficacité qui n’est d’ailleurs pas toujours – voire rarement – au rendez-vous, il nous a semblé préférable d’en faire un objet de réflexion pour qu’il devienne une pratique réfléchie en tentant de concilier sa dimension humaine et les exigences d’efficacité auxquelles doit nécessairement répondre le bon fonctionnement d’une organisation.

Le management ne repose pas uniquement sur des données objectives, il ne consiste pas en un ensemble de techniques fondées sur un savoir scientifique. Dans la mesure où il concerne l’organisation de la vie d’une entreprise ou d’une administration, il concerne avant tout les rapports humains. Il n’y a donc pas de management neutre et tout choix en la matière est porteur d’un éthos plus ou moins conscient, plus ou moins explicite dans l’esprit de ceux qui adoptent telle ou telle option stratégique. Il y a donc incontestablement une dimension éthique du management et celle-ci demande à être interrogée.

Cet intérêt de la philosophie pour le management présente aussi une dimension politique, car critiquer un certain type de management, questionner son approche essentiellement technique, cela peut aussi avoir pour conséquence la remise en question d’un certain type de société et des rapports de production qu’elle implique.

Conclusion

C’est pourquoi nous considérons comme essentiel de s’inscrire dans ce courant qui s’efforce aujourd’hui d’introduire la philosophie dans la formation des managers, tant dans la formation initiale, que dans le cadre de la formation permanente de managers déjà en activité. Réfléchir philosophiquement sur ce qu’est ou ce que devrait être le management, faire du management une question philosophique, ne peut que contribuer à donner ou redonner du sens à une pratique qui est parfois vécue comme source de souffrance, tant pour ceux qui l’exercent que pour ceux sur qui elle s’exerce. Cela pourrait peut-être contribuer à faire évoluer les choses afin de faire sortir le management du champ des techniques dans lequel il a été trop longtemps confiné pour en faire une véritable discipline morale et politique.

Pour aller plus loin

[1] Isabelle Barth et Yann-Hervé Martin, Le manager et le philosophe, Le passeur, 2014, p.5.

[2] Platon, Le Parménide, in OEuvres complètes, Tome II, Bibliothèque de La Pléiade, Paris, Gallimard, 1950, p. 199.

[3] Aristote, Les parties des animaux, 645A, traduction Pierre Louis, Éditions Budé, 1956, p. 18.

[4] 4 Ghislain Deslandes, Critique de la condition managériale, PUF, 2016.

[5] Xénophon, Économique, Les belles Lettres, 2008.

[6] Isabelle Barth et Yann-Hervé Martin, Le manager et le philosophe, op. cit., p. 10.

[7] Heinz Wismann, Préface au livre de Flora Bernard Manager avec les philosophes, Dunod, 2016.

[8] Ibid.

9 Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, PUF,

Collection « Quadrige », 2005, p. 7.

[9] Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, PUF, Collection « Quadrige », 2005, p. 7.

[10] « Penser sa vie, donc, et vivre sa pensée : la philosophie est ce chemin ou n’est rien. », André Comte-Sponville, Une éducation philosophique, PUF, 1989, p. 12.

[11] Pierre Hadot, La philosophie comme manière de vivre, Albin Michel, 2001.

 

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Nous remercions vivement notre spécialiste, Eric, DELASSUS, Professeur agrégé (Lycée Marguerite de Navarre de Bourges) et  Docteur en philosophie , co-auteur d’un nouvel ouvrage publié en Septembre 2018 intitulé « Ce que peut un corps » aux Editions l’Harmattan,  de partager son expertise en proposant des publications dans notre Rubrique Philosophie & Management, pour nos fidèles lecteurs de ManagerSante.com 

Biographie de l'auteur :

Professeur agrégé et docteur en philosophie (PhD), j’enseigne la philosophie auprès des classes terminales de séries générales et technologiques, j’assure également un enseignement de culture de la communication auprès d’étudiants préparant un BTS Communication.
J’ai dispensé de 1990 à 2012, dans mon ancien établissement (Lycée Jacques Cœur de Bourges), des cours d’initiation à la psychologie auprès d’une Section de Technicien Supérieur en Économie Sociale et Familiale.
J’interviens également dans la formation en éthique médicale des étudiants de L’IFSI de Bourges et de Vierzon, ainsi que lors de séances de formation auprès des médecins et personnels soignants de l’hôpital Jacques Cœur de Bourges.
Ma thèse a été publiée aux Presses Universitaires de Rennes sous le titre De l’Éthique de Spinoza à l’éthique médicale. Je participe aux travaux de recherche du laboratoire d’éthique médicale de la faculté de médecine de Tours.
Je suis membre du groupe d’aide à la décision éthique du CHR de Bourges.
Je participe également à des séminaires concernant les questions d’éthiques relatives au management et aux relations humaines dans l’entreprise et je peux intervenir dans des formations (enseignement, conférences, séminaires) sur des questions concernant le sens de notions comme le corps, la personne, autrui, le travail et la dignité humaine.
Sous la direction d’Eric Delassus et Sylvie Lopez-Jacob, il vient de co-publier un nouvel ouvrage le 25 Septembre 2018 intitulé ” Ce que peut un corps”, aux Editions l’Harmattan,   

DECOUVREZ LE NOUVEL OUVRAGE PHILOSOPHIQUE

du Professeur Eric DELASSUS qui vient de paraître en Avril 2019

Résumé : Et si le bonheur n’était pas vraiment fait pour nous ? Si nous ne l’avions inventé que comme un idéal nécessaire et inaccessible ? Nécessaire, car il est l’horizon en fonction duquel nous nous orientons dans l’existence, mais inaccessible car, comme tout horizon, il s’éloigne d’autant qu’on s’en approche. Telle est la thèse défendue dans ce livre qui n’est en rien pessimiste. Le bonheur y est présenté comme un horizon inaccessible, mais sa poursuite est appréhendée comme la source de toutes nos joies. Parce que l’être humain est désir, il se satisfait plus de la joie que du bonheur. La joie exprime la force de la vie, tandis que le bonheur perçu comme accord avec soi a quelque chose à voir avec la mort. Cette philosophie de la joie et du bonheur est présentée tout au long d’un parcours qui, sans se vouloir exhaustif, convoque différents penseurs qui se sont interrogés sur la condition humaine et la possibilité pour l’être humain d’accéder à la vie heureuse.  (lire un EXTRAIT de son ouvrage)

 

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Professeur Éric DELASSUS

Professeur agrégé et docteur en philosophie (PhD), j'enseigne la philosophie auprès des classes terminales de séries générales et technologiques, j'assure également un enseignement de culture de la communication auprès d'étudiants préparant un BTS Communication. J'ai dispensé de 1990 à 2012, dans mon ancien établissement (Lycée Jacques Cœur de Bourges), des cours d'initiation à la psychologie auprès d'une Section de Technicien Supérieur en Économie Sociale et Familiale. J'interviens également dans la formation en éthique médicale des étudiants de L'IFSI de Bourges et de Vierzon, ainsi que lors de séances de formation auprès des médecins et personnels soignants de l'hôpital Jacques Cœur de Bourges. Ma thèse a été publiée aux Presses Universitaires de Rennes sous le titre De l'Éthique de Spinoza à l'éthique médicale ( http://www.pur-editions.fr/detail.php?idOuv=2597 ). Je participe aux travaux de recherche du laboratoire d'éthique médicale de la faculté de médecine de Tours. Je suis membre du groupe d'aide à la décision éthique du CHR de Bourges. Je participe également à des séminaires concernant les questions d'éthiques relatives au management et aux relations humaines dans l'entreprise et je peux intervenir dans des formations (enseignement, conférences, séminaires) sur des questions concernant le sens de notions comme le corps, la personne, autrui, le travail et la dignité humaine.

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