N°32, Décembre 2019
Nouvel Article écrit par Eric, DELASSUS, (Professeur agrégé Lycée Marguerite de Navarre de Bourges et Docteur en philosophie, Chercheur à la Chaire Bien être et Travail à Kedge Business School).
Il est auteur de plusieurs ouvrages, dont le plus récent est publié en Avril 2019, portant le titre suivant : « La philosophie du bonheur et de la joie : le bonheur à l’hôrizon« , aux Editions Ellipses.
Les hommes sont en quête de sens. Quoiqu’ils fassent, quoiqu’ils subissent, il faut que cela ait un sens. Comprendre les hommes, c’est donc comprendre ce que nous recherchons lorsque nous nous efforçons de trouver ou de donner du sens à une existence pour laquelle tout laisse à penser qu’elle n’en a aucun. Là où il fait défaut les hommes s’engagent dans une quête désespérée pour le faire jaillir.
Là où il y a sens, il y a humanité, là où il n’apparaît pas, ou pire ! là où il disparaît, l’humanité disparaît avec lui. Ne s’y sont d’ailleurs pas trompés ceux qui se sont efforcés de déshumaniser l’homme en créant un monde de non-sens. Le système concentrationnaire n’est autre que cet univers où rien ne signifie plus rien. Primo Levi rend compte de cette absence tragique lorsqu’il relate l’événement qu’il a vécu quelques heures à peine après son arrivée au camp :
Et justement poussé par la soif, j’avise un beau glaçon sur l’appui extérieur d’une fenêtre. J’ouvre, et je n’ai pas plus tôt détaché le glaçon, qu’un grand et gros gaillard qui faisait les cent pas dehors vient à moi et me l’arrache brutalement « Warum? » dis-je dans mon allemand hésitant. « Hier ist kein warum » (ici il n’y a pas de pourquoi), me répond-il en me repoussant rudement à l’intérieur.
Pour déshumaniser un homme, rien de tel que de faire en sorte que plus rien pour lui n’ait de sens. C’est ce monde du non-sens que décrit Primo Lévi avec toute la souffrance qui l’accompagne. L’absence de sens fait souffrir parce qu’aussi la souffrance n’a pas toujours de sens. Quoi de plus terrible qu’une souffrance insensée ? C’est cette incapacité pour certains êtres de ne pouvoir donner sens à leur souffrance qui conduit Marcel Conche à ne pouvoir croire en Dieu. Si Dieu est vraiment Dieu, comment peut-il tolérer la souffrance des enfants ?
Elle est intolérable, car, à la différence de l’adulte, l’enfant est incapable de lui donner un
sens. Il reçoit la souffrance brutalement et ne peut que la subir dans sa violence la plus injuste et la plus injustifiable.
Mais le salut n’est pas toujours dans la recherche du sens, souvent désespérée et désespérante.
Il faut savoir accepter le non-sens pour donner sens à son existence, malgré tout. Pour empêcher que certains événements coupent l’élan de la vie et empêchent toute possibilité de créer des liens avec autre chose que soi.
- À l’origine du sens, il y a la conscience humaine qui est « intentionnalité » parce qu’elle est toujours « conscience de quelque chose ». Cette relation au monde se manifeste d’au moins trois manières qui correspondent à trois acceptions du mot « sens ».
- D’abord les cinq sens qui nous relient à l’intériorité et à l’extériorité du corps propre. Je ressens des sensations kinesthésiques et je perçois un certain nombre de réalités extérieures.
- « Sens » renvoie ensuite à l’idée de direction, ce qui relie un point de départ à un point d’arrivée et donne sens à un parcours.
- Enfin, le sens évoque la signification, union d’un signifiant et un signifié.
Ces acceptions sont réunies par l’idée de relation :
Les sens nous relient à nous-même et au monde et l’on peut leur ajouter une sensibilité plus affective par laquelle nous percevons les autres comme autres. Cette sensibilité est à l’origine de l’intersubjectivité, expérience originaire d’autrui sans laquelle la conscience ne serait probablement jamais renvoyée à elle-même pour devenir conscience de soi. Quoi que nous fassions, nous agissons toujours dans un but précis, en orientant nos actes dans une certaine direction. Sartre a beaucoup insisté sur la notion de projet, exister c’est se projeter, se jeter en avant pour rendre nos actes signifiant.
On pourrait cependant s’interroger pour savoir ce qui pousse la conscience à se porter sur tel objet plutôt que sur tel autre, à s’investir dans tel projet. C’est là qu’intervient le désir, cette puissance qui oriente ma pensée et mon action. Le désir, au sens où l’entend Spinoza, considéré comme porteur de sens et de valeur. Désir, qui n’est d’ailleurs pas étranger à la conscience puisque Spinoza le définit comme un appétit conscient de lui-même.
La question, pour comprendre le sens du désir ainsi que le désir du sens, est alors la suivante : que désire le désir ? Peut-être rien d’autre que lui-même ? Il ne désire que ce qu’il perçoit comme pouvant accroître sa puissance d’être et d’agir. Spinoza révolutionne totalement la conception traditionnelle du désir. Il rejette sa définition comme manque pour le caractériser comme puissance. Le manque, c’est l’échec du désir à s’affirmer comme puissance.
L’homme est désir et n’est que cela, « le désir est l’essence de l’homme ». Parfois il se trompe et croit trouver dans ce qui l’affaiblit une source de puissance, mais c’est toujours cette dynamique qui le meut et le nourrit. Aussi, est-ce une illusion de croire que les choses ont un sens en elles-mêmes, elles n’ont que le sens que nous leur donnons lorsque nous les désirons : « ce n’est pas parce que je juge qu’une chose est bonne que je la désire, c’est parce que je la désire que je juge qu’elle est bonne. ».
Initialement, comme l’écrit Pierre Macherey, le désir est « un désir errant », sans objet déterminé, mais dès que l’être désirant rencontre un objet lui donnant, à tort ou à raison, le sentiment que sa puissance s’accroît, il se fixe sur lui. Parfois il croit voir une source de puissance dans ce qui accroît sa servitude, tel l’ivrogne qui voit sa liberté dans la bouteille et ne fait que resserrer ses chaines. Spinoza expose cela très clairement dans les premières pages du Traité de la réforme de l’entendement, lorsqu’il explique que la recherche des honneurs, de l’argent et des plaisirs sensuels pour eux-mêmes risque de nous détruire au lieu de nous orienter vers le souverain bien. Non pas que Spinoza condamne ces biens ordinaires. Rechercher dans une juste mesure, ils contribuent à notre bonheur, mais à la condition d’être recherchés comme moyens et non comme fins.
L’exemple de l’argent est assez caractéristique, considéré comme un moyen d’échange son usage est légitime et sensé, recherché pour lui-même, il devient totalement absurde et conduit à l’existence inepte de l’avare.
Pour faire sens, le désir ne peut donc en rester à sa forme première, il lui faut la médiation de la réflexion afin qu’il prenne conscience de lui-même et des enjeux relatifs à la poursuite de ses objets.
Aussi, ne peut-il y avoir sens que là où il y a désir. Lorsqu’un être ne trouve plus de sens à ce qu’il fait, c’est qu’il ne désire plus le faire. Il n’agit plus que pour des raisons étrangères à son action. C’est le propre de l’aliénation. Aussi devons nous cultiver le désir pour progresser vers la vie bonne. Nous devons travailler à ce que chacun reprenne en main son désir et ne le laisse pas ravir par des forces qui tentent de le manipuler, de l’orienter ou de l’affaiblir. Le désir n’est porteur de sens que lorsqu’il est désir d’être et d’agir, non lorsqu’il est désir d’avoir.
C’est là la grande leçon de Spinoza pour nous éviter de sombrer dans le non-sens et la barbarie : si notre désir confond les moyens et les fins nous devenons les artisans de notre malheur, incapables de donner à notre existence le sens que nous désirons lui donner.
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Nous remercions vivement notre spécialiste, Eric, DELASSUS,Professeur agrégé (Lycée Marguerite de Navarre de Bourges) et Docteur en philosophie , co-auteur d’un nouvel ouvrage publié en Septembre 2018 intitulé « Ce que peut un corps » aux Editions l’Harmattan, de partager son expertise en proposant des publications dans notre Rubrique Philosophie & Management, pour nos fidèles lecteurs de www.managersante.com
Biographie de l’auteur :
Professeur agrégé et docteur en philosophie (PhD), j’enseigne la philosophie auprès des classes terminales de séries générales et technologiques, j’assure également un enseignement de culture de la communication auprès d’étudiants préparant un BTS Communication.
J’ai dispensé de 1990 à 2012, dans mon ancien établissement (Lycée Jacques Cœur de Bourges), des cours d’initiation à la psychologie auprès d’une Section de Technicien Supérieur en Économie Sociale et Familiale.
J’interviens également dans la formation en éthique médicale des étudiants de L’IFSI de Bourges et de Vierzon, ainsi que lors de séances de formation auprès des médecins et personnels soignants de l’hôpital Jacques Cœur de Bourges.
Ma thèse a été publiée aux Presses Universitaires de Rennes sous le titre De l’Éthique de Spinoza à l’éthique médicale. Je participe aux travaux de recherche du laboratoire d’éthique médicale de la faculté de médecine de Tours.
Je suis membre du groupe d’aide à la décision éthique du CHR de Bourges.
Je participe également à des séminaires concernant les questions d’éthiques relatives au management et aux relations humaines dans l’entreprise et je peux intervenir dans des formations (enseignement, conférences, séminaires) sur des questions concernant le sens de notions comme le corps, la personne, autrui, le travail et la dignité humaine.
Sous la direction d’Eric Delassus et Sylvie Lopez-Jacob, il vient de co-publier un nouvel ouvrage le 25 Septembre 2018 intitulé » Ce que peut un corps », aux Editions l’Harmattan,
DECOUVREZ LE NOUVEL OUVRAGE PHILOSOPHIQUE
du Professeur Eric DELASSUS qui vient de paraître en Avril 2019