N°25, Juin 2019
Article écrit par Eric, DELASSUS, (Professeur agrégé (Lycée Marguerite de Navarre de Bourges et Docteur en philosophie, Chercheur à la Chaire Bien être et Travail à Kedge Business School). Il est auteur de plusieurs ouvrages, dont le plus récent est publié en Avril 2019, portant le titre suivant : « La philosophie du bonheur et de la joie : le bonheur à l’hôrizon« , aux Editions Ellipses
L’idée du bonheur au travail traverse depuis quelques années la pensée managériale. S’agit-il d’une réelle innovation ou n’y a-t-il pas derrière l’association de ces deux mots : « bonheur » et « travail », une erreur d’appréciation qui chercherait à rendre compatibles des concepts inconciliables pour produire une idée fictive et finalement aussi impensable que celle d’un cercle carré ? Mais ne s’agit-il que d’une erreur ? Ne faut-il pas voir derrière une analyse conceptuelle insuffisante, une forme de mauvaise foi, un mensonge à soi-même bien commode, car il nous empêche de regarder la vérité du travail en face ? Cette « mode » du bonheur au travail ne révèle-t-elle pas le rapport problématique de certains managers à la vérité, ainsi qu’une certaine vérité du management ?
Un courant traverse aujourd’hui tout un discours managérial et consiste à répandre l’idée que la fonction du manager consisterait à faire en sorte que les personnes qu’il a sous sa responsabilité soient heureuses au travail. Le manager devrait donc contribuer à l’avènement du bonheur au travail. L’idée semble généreuse et l’intention louable, mais ne fait-elle pas cependant partie de celles dont l’enfer est pavé ?
Si tout est fait pour que les employés soient heureux au travail, peuvent-ils encore avoir le droit de se plaindre, de revendiquer, de rechigner, certains jours, à se lever pour se rendre sur leur lieu de travail ? Seraient-ils même en droit de prendre des initiatives et de chercher à innover ? Tout étant fait pour que leur univers de travail soit un lieu de bonheur, ils n’auraient aucune raison de souhaiter une quelconque amélioration de celui-ci. Sauf à considérer qu’ils font preuve d’une incroyable mauvaise volonté et d’une immense ingratitude envers ceux qui font tout pour leur rendre la vie belle. Bref, à trop vouloir réaliser le paradis sur terre, à trop vouloir transformer les entreprises et les organisations en structures où régnerait la félicité, ne risque-t-on pas d’en faire des systèmes totalitaires dans lesquels la vie deviendrait infernale ?
N’aurait-on pas finalement affaire ici à une idéologie qui n’aurait d’autre fin que de justifier un certain ordre établi au sein des entreprises et des organisations en général, à coup d’injonctions paradoxales ? « Soyez heureux » tel est le dernier commandement auquel doivent obéir les employés, mais pour parler comme Georges Brassens, à propos d’autre chose, le bonheur, « ça ne se commande pas ».
Une telle idéologie s’apparenterait à celle dénoncée par Carl Cederström et André Spicer dans leur livre : Le syndrome du bien-être[1]. Idéologie dont la conséquence est l’uniformisation des conduites et l’annihilation de tout esprit critique, mais aussi et surtout de faire reporter sur les personnes, plus que sur l’organisation elles-mêmes, la responsabilité de leur souffrance au travail.
La question qu’il convient d’abord de poser afin de faire surgir la vérité du rapport entre bonheur et travail est principalement celle-ci : le travail a-t-il vraiment pour but de nous rendre heureux ? Avant de lancer un concept sur le marché des idées, il importe tout d’abord de le penser. N’oublions pas les leçons d’Hannah Arendt qui nous a permis de comprendre que l’absence de pensée est le plus souvent la première porte s’ouvrant sur le mal. Or, ne faut-il pas nécessairement se demander si ces deux concepts – bonheur et travail – sont effectivement compatibles. L’histoire nous montre que le travail n’a jamais été perçu comme une source de bonheur, son étymologie – le trepalium –, son origine – le péché originel – en font dans notre civilisation une peine, une souffrance nécessaire. Et lorsqu’il est perçu comme un bien, sa seule vertu reste négative, puisqu’elle consiste à nous éloigner du vice.
Sommes-nous en mesure de balayer d’un revers de main des siècles de culture ?
Pouvons-nous prétendre être enfin parvenu à révolutionner le travail pour en faire une source de bonheur ?
Hannah Arendt, qui s’est justement efforcée de penser le travail, a bien mis en évidence le caractère souvent ingrat de cette activité, qu’elle définit comme celle qui enchaîne l’homme à l’animalité, une activité qui n’est qu’un moyen pour l’être humain de produire ce qui est nécessaire à sa vie pour le consommer ensuite[2]. En cela, le travail se distingue justement de l’œuvre, et de l’action, car alors que l’œuvre est appelée à durer et que l’action contribue à mettre les homes en rapport les uns avec les autres, le travail produit quant à lui ce qui est destiné à être consommé, c’est-à-dire détruit. Alors que l’œuvre laisse une trace, et que l’action contribue à la constitution d’un domaine public par le dialogue, le travail produit toujours quelque chose d’éphémère, il est une peine dont la récompense est souvent inférieure à la souffrance qu’elle nécessite. On peut certes nuancer la distinction entre le travail et l’œuvre, et considérer qu’Hannah Arendt a une conception très restreinte et restrictive de cette activité.
Néanmoins, on peut malgré tout constater que tous les emplois n’offrent la possibilité pour ceux qui les exercent d’effectuer un travail laissant une trace durable. D’autant que comme le souligne Hannah Arendt, les sociétés modernes ont tendance à introduire un certain flou entre ces différents types d’activités. Ainsi, selon Arendt, « le drame de la modernité est d’avoir » changé l’œuvre en travail » » et on pourrait aujourd’hui dire la même chose au sujet de l’action. En assimilant au monde du travail des activités qui relevaient autrefois du loisir, au sens de la scholé grecque ou de l’otium romain, l’art, la science, la philosophie, et même la politique sont devenus aujourd’hui des métiers, des activités donnant lieu au commerce – le nec-otium – et par conséquent, destinée à être rentables et productives. Ainsi, ces activités, qui étaient considérées comme étant à elles-mêmes leur propre fin, ont fini par perdre une partie de leur attrait en devenant soumises aux impératifs de l’économie, c’est-à-dire de la production et des échanges ?
Cela étant dit, il ne s’agit pas non plus de dresser un tableau apocalyptique du monde du travail pour en faire nécessairement le règne de la barbarie et de l’enfer sur terre. Il est, cependant, intéressant de souligner que ce courant du bonheur au travail est contemporain de nombreuses dénonciations concernant la souffrance au travail. Il est également très significatif de préciser que l’on ne parle, le plus souvent, de bonheur au travail qu’au sujet du tertiaire. Ainsi, nous montre-t-on de superbes open space décorés de plantes vertes côtoyant un design high tech et dans lesquels s’activent des employés souriant et toujours détendus. Le Meilleur des mondes ne semble pas très loin.
En revanche, plus rarement, nous parlera-t-on de bonheur au travail pour évoquer les conditions dans lesquelles des ouvriers d’usine, des manutentionnaires ou des personnels soignants dans les EHPAD ou les Centres Hospitaliers sont chaque jour à l’œuvre. Cette vogue du bonheur au travail concerne surtout l’aspect visible du monde du travail, celui que l’on expose dans les brochures ventant les mérites et les qualités des entreprises, mais il ne concerne pas le monde invisible sans lequel une telle vitrine serait rendue impossible. Ainsi, la question du bonheur au travail ne semble pas se poser pour tous les anonymes qui chaque nuit ou chaque matin, aux aurores, investissent les bureaux pour y faire le ménage et faire en sorte que comme par magie chaque employé puisse retrouver un environnement de travail propre et agréable. Pas de bonheur au travail pour ceux qui prennent soin de nous sans se montrer et qui, comme le fait remarquer la philosophe du care, Joan Tronto, nous révèlent notre vulnérabilité lorsque, pour une raison ou pour une autre, ils n’ont pu accomplir leur tâche quotidienne :
Un employé de bureau ne se sent pas vulnérable face à l’agent d’entretien qui, chaque jour, enlève les déchets et nettoie les bureaux. Mais si ces services devait cesser, la vulnérabilité de l’employé se révélerait[3].
Cela dit, il est indéniable que l’on peut aimer son travail et en tirer d’incontestables satisfactions. Toute la question est de savoir si ces satisfactions ont quelque chose à voir avec le bonheur au véritable sens de ce terme.
La vérité du rapport entre bonheur et travail n’est certainement pas celle que l’on croit et l’erreur originelle de l’idée que le capitalisme est-il moral de bonheur au travail tient certainement en une analyse un peu trop sommaire des concepts qui la composent.
L’idée du bonheur évoque un bien-être total, un accord parfait entre le sujet et le monde extérieur. Si l’on se réfère à l’étymologie, bon/heur évoque l’idée d’une heureuse rencontre, d’une certaine harmonie avec soi-même et le monde dont on n’est pas nécessairement l’auteur. Comme l’écrivent Suzanne et André Simah :
Jusqu’au XVIIe siècle l’expression « bon oür » signifiait encore heureuse fatalité (chez Molière ou Corneille) ; et si le mot pris en ce sens, est aujourd’hui quasi-abandonné, tous ses dérivés sont bien vivants. Est dit heureux celui qui bénéficie d’un destin ou sort favorable (heureux mortel, avoir la main heureuse, les heureux de ce monde)[4].
En ce sens, le bonheur est un état idéal, un horizon qui peut nous servir de repère pour nous orienter dans l’existence, mais qui n’est jamais pleinement réalisé ou qui l’est rarement et de manière peu durable.
Le fait que le bonheur soit un état entre d’ailleurs en contradiction avec l’idée d’activité, d’action, qui caractérise le travail qui se définit plus en terme d’opposition, de lutte que d’harmonie. En effet, à l’origine, comme l’ont bien montré Hegel ou Marx, le travail désigne d’abord l’activité par laquelle l’homme transforme la nature. Aussi, serait-on plutôt tenté de voir à l’origine du travail un antagonisme entre l’homme et le monde extérieur, plutôt qu’un accord. Il y a à l’origine du travail une insatisfaction de l’être humain par rapport au monde tel qu’il est.
On peut même aller jusqu’à dire que cette insatisfaction est sans fin dans la mesure où par leur travail les humains transforment sans cesse le monde qu’ils ont transformé, ce qui fait que le travail s’inscrit dans une histoire qui est d’ailleurs indissociable de l’évolution technique et technologique. Comme le monde ne nous satisfait jamais, comme nous ne nous y reconnaissons jamais suffisamment, nous passons notre vie à lui imprimer notre marque. Autrement dit, si l’être humain travaille, c’est parce qu’il ne se sent pas heureux et si son travail lui donne parfois l’illusion qu’il va atteindre le bonheur, cette impression reste passagère et à peine a-t-il terminé une tâche qu’il se remet très rapidement au travail. Vu sous cet angle, parler de bonheur au travail semble pour le moins abusif, pour ne pas dire totalement inapproprié.
Néanmoins, si l’on en reste à cette analyse, la notion de bonheur au travail ne pécherait contre la vérité que par erreur, que par un défaut d’analyse qui conduirait à la construction d’une expression qui ne ferait que désigner une idée fictive. On peut cependant s’interroger sur l’innocence d’une telle erreur.
Il y a ce que l’on ne voit pas, mais il y a aussi ce que l’on voit et qu’on ne peut ou ne veut regarder en face, ce que l’on cherche à cacher aux autres autant qu’à soi-même et qui est souvent la source d’une grande souffrance pour les uns comme pour les autres.
En d’autres termes, l’idéologie du bonheur au travail ne relèverait-elle pas plutôt d’une certaine mauvaise foi managériale, d’une certaine forme de mensonge à soi-même dont serait à la fois coupables et victimes certains managers eux-mêmes et qui révélerait leur rapport problématique avec certaines vérités, voire avec la vérité en général ? Autrement dit, cette mauvaise foi ne serait-elle pas également significative de la vérité d’un certain type de management qui refuse d’assumer certaines des difficultés qu’il doit résoudre et qui préfère croire que les choses sont telles qu’il voudrait qu’elle soit plutôt que de les appréhender telles qu’elles sont ? Comme le remarque Sartre dans L’être et le néant, il faut savoir la vérité pour se la cacher.
Aussi, prétendre à ce point faire du travail une source de bonheur, n’est-ce pas une manière de se voiler la face pour ne pas voir ce qu’il y a de souffrance au travail et pour garder bonne conscience face à l’absence de solution pour y remédier ?
J’ai pu lire récemment qu’un géant de la grande distribution avait mis en place tout un réseau de « bienveilleurs » au sein de ses unités. Il s’agit de bénévoles repérés pour leur altruisme et chargés de venir en aide à leur collègue qui manifestent des signes de « burn-out » ou de tout autre forme de souffrance psychologique liée au travail qui est le leur. L’intention est louable, mais suspecte, on pourrait même y voir un certain cynisme, ou une certaine mauvaise foi de la part de ceux qui l’ont mise en place et qui, refusant de voir les causes, préfèrent traiter les effets.
Tant chercher à parler de bonheur au travail, n’est-ce pas le signe d’une cruelle absence, voire d’une impossible présence que l’on ne peut admettre ?
En réalité, on voudrait croire que ce bonheur est possible, tout en sachant pertinemment qu’il n’en est rien. Ici, fonctionnerait donc à plein cette duplicité de la conscience dénoncée par Sartre et qui rend possible ce paradoxal mensonge à soi-même qu’est la mauvaise foi. Ce qu’auraient du mal à admettre les apôtres du bonheur au travail, c’est que, comme le dit André Comte-Sponville dans l’une de ses conférences sur le management, la majorité de ceux dont on a la charge lorsque l’on est manager : « travailler, ils ne préféreraient pas ». Certes, ils travaillent pour être heureux, mais le travail n’est qu’un moyen pour y parvenir, et s’ils pouvaient être heureux sans travailler probablement se passeraient-ils de cette activité qu’ils n’exercent que pour gagner leur vie et obtenir les moyens de poursuivre cet horizon qu’est le bonheur, que peut-être d’ailleurs, ils n’atteindront jamais.
D’ailleurs, s’il faut des managers, n’est-ce pas précisément pour motiver ceux qui n’ont pas le feu sacré et qui n’ont d’autres raisons de travailler que d’obtenir une rémunération ?
Le rapport entre bonheur et travail se trouve d’ailleurs renversé par cette idéologie du bonheur au travail, dans la mesure où ce n’est plus le travail qui est au service du bonheur, mais l’inverse. On ne travaille plus pour se donner les moyens d’être heureux, mais on cherche à nous rendre heureux pour que nous puissions mieux travailler. Ainsi, Cederström et Spicer, dans leur livre Le syndrome du bien-être, citent-il ce propos d’un manager affirmant : « Les gens heureux font de bons vendeurs ». Autrement dit, le bonheur n’est plus une fin en soi, il n’est plus qu’un instrument. Il est réduit à n’être qu’un moyen de rendre le travail plus efficace. Si c’est le cas, quel est alors le véritable sens du travail ?
L’un des signes qui conduit justement à penser que, même ceux qui se font les défenseurs du bonheur au travail, n’y croient qu’à moitié, tient en ce que la plupart des dispositifs mis en place pour rendre les travailleurs heureux concernent plus les conditions du travail que le travail lui-même. Ainsi, le design des locaux, du mobilier, les espaces de repos et de détente, le restaurant d’entreprise, tout est aménagé, et c’est tant mieux, pour rendre la vie au travail la plus agréable, ou la moins pénible possible, mais rien ou peu semble être fait pour faire en sorte que le travail lui-même devienne une source de bonheur. On peut même remarquer que certains dispositifs ou aménagements conçus apparemment pour rendre la vie au travail plus conviviale sont en vérité conçus pour mieux surveiller ceux qui oseraient ne pas être heureux ou seraient tentés de relâcher un peu la pression.
Ainsi en va-t-il des openspace, dont le nom évoque l’ouverture et la liberté, alors qu’il est plus proche du panoptique benthamien, décrit et analysé par Michel Foucault dans Surveiller et punir, que d’un espace de liberté. Peut-être même est-il plus efficace que le dispositif de Bentham dans la mesure où il ne nécessite aucun surveillant, puisque dans l’openspace chacun peut contrôler chacun.
Faut-il en conclure que la vérité du travail est nécessairement celle qui est inscrite dans son étymologie et qu’il est nécessairement une torture, une activité, certes à laquelle on ne peut échapper, mais ingrate et incapable de nous fournir une quelconque satisfaction ? Certainement pas !
Le travail, lorsqu’il ne prend pas la forme de l’aliénation, lorsqu’il ne réduit pas l’être humain à n’être qu’un rouage d’une mécanique qui le dépasse, peut être à l’origine de grandes satisfactions. La satisfaction de voir un projet s’accomplir et aboutir, la satisfaction de voir se réaliser une idée, de tenir entre ses mains le produit que l’on a conçu ou que l’on a contribué à fabriquer et à produire avec tous les membres de l’équipe dans laquelle on travaille.
La satisfaction que peut procurer le travail réside également dans le sentiment d’être utile aux autres. Comme nous l’enseigne les philosophies du care, parmi les grandes satisfactions que peuvent ressentir les êtres humains au travail, il y a celles qui résultent du soin que nous prenons les uns des autres.
Simplement, toutes ces satisfactions ne relèvent pas du bonheur, mais de la joie, c’est-à-dire d’un affect qui exprime une augmentation de notre puissance d’agir. Cette joie n’est autre que celle que définit Spinoza dans l’Éthique :
La Joie est le passage de l’homme d’une moindre à une plus grande perfection[5].
Or, lorsque l’on sait que pour Spinoza la perfection humaine se mesure par la puissance d’agir, par la capacité à être cause d’effets positifs que l’on produit à l’extérieur de soi, on comprend mieux en quoi le travail peut être dans certaines conditions la source d’un tel affect. Car la joie c’est aussi le sentiment profond qui accompagne toute création, comme le souligne Bergson dans une conférence intitulée « La conscience et la vie » publiée dans le recueil L’énergie spirituelle :
La mère qui regarde son enfant est joyeuse, parce qu’elle a conscience de l’avoir créé, physiquement et moralement. Le commerçant qui développe ses affaires, le chef d’usine qui voit prospérer son industrie, est-il joyeux en raison de l’argent qu’il gagne et de la notoriété qu’il acquiert ? Richesse et considération entrent évidemment pour beaucoup dans la satisfaction qu’il ressent, mais elles lui apportent des plaisirs plutôt que de la joie, et ce qu’il goûte de joie vraie est le sentiment d’avoir monté une entreprise qui marche, d’avoir appelé quelque chose à la vie[6].
La joie ne présente pas comme le bonheur une dimension statique, mais elle est au contraire un affect dynamique. La joie n’est pas un état, elle est l’expression d’un passage, d’une transition vers un degré de puissance et de perfection supérieur.
Mais pour accéder à cette joie dans le travail, il faut nécessairement saisir le sens de ce que l’on fait.
C’est en comprenant les raisons des peines qu’il faut endurer, des difficultés qu’il faut surmonter pour réaliser les objectifs visés par son travail que l’on parvient mieux à percevoir en quoi consiste la satisfaction que procure le travail bien fait. Mieux saisir le sens de ce que l’on fait consiste, par exemple, à mieux percevoir l’utilité sociale de l’entreprise ou de l’organisation pour laquelle on travaille. Et c’est là que l’on retrouve également la problématique liée à la vérité : peut-on ressentir de la joie au travail, non seulement quand son sens nous échappe, mais lorsqu’il nous est dissimulé ou lorsque l’on est contraint de se dissimuler à soi-même son propre sens ou de faire comme s’il en avait un alors qu’il n’en a aucun ?
Ces décalages par rapport au sens du travail, ces inadéquations entre la vérité du travail que l’on accomplit et l’apparence que l’on doit lui donner sont la cause d’un grand nombre de souffrances au travail. Lorsque l’on se sent contraint de contribuer à une entreprise poursuivant des objectifs en contradiction avec les valeurs auxquelles on croit, ou lorsque l’on est conduit à exercer ces « bullshit jobs » dont parle David Graeber[7], c’est-à-dire d’exercer un emploi totalement déconnecté du travail proprement dit, parce que totalement inutile et dénué de sens, il n’est pas possible d’être heureux au travail ni de ressentir une réelle joie dans l’accomplissement de l’activité pour laquelle on est rémunéré. Et ce ne sont ni les cours de yoga dans l’entreprise, ni l’ambiance apparemment décontractée entre les employés, ni la présence d’un Chief Happiness Officer, fonction inventée par le Jolly Good Fellow de chez Google, Chade-Meng Tan, qui y changeront quelque chose.
Finalement en quoi consiste donc cette mauvaise foi managériale qui est à la base de l’idéologie du bonheur au travail ?
Ne consiste-t-elle pas dans le refus pernicieux de voir que le monde du travail a trop souvent tendance à oublier de placer l’intérêt de la personne humaine dans ses finalités ? Oubli pernicieux, parce que lui-même de mauvaise foi puisqu’il prétend se soucier de la personne humaine, alors qu’il la réduit à sa seule dimension de moyen. On peut certes considérer que l’un des objectifs principaux d’une entreprise est de faire du profit, et il n’y a là rien de condamnable, toute la question est de savoir s’il faut faire ce profit à n’importe quel prix.
Il convient ici d’opérer une distinction entre finalité et conséquence pour bien comprendre la place que doit occuper le profit dans les objectifs d’une entreprise. La finalité de l’entreprise pour que son activité ait un sens humainement acceptable est de produire des biens ou des services de qualité présentant une certaine utilité sociale, le profit doit alors être la conséquence d’une telle production. Or, trop souvent la conséquence devient finalité et la finalité réelle est oubliée, ce qui fait que le sens du travail échappe à ceux qui l’exercent ou peut être source de souffrance pour ceux qui en saisissent la véritable teneur.
Finalement, l’idéologie du bonheur au travail, ne résulte-t-elle pas de cette confusion des ordres dont parle André Comte-Sponville dans son livre Le capitalisme est-il moral ?[8] Vouloir instaurer le bonheur au travail, n’est-ce pas réduire ce qui relève de l’ordre moral et de l’ordre éthique à un instrument au service de l’ordre techno-scientifique qui est celui du travail ? Ce qui relèverait selon Comte-Sponville de la barbarie, c’est-à-dire de la tyrannie des ordres inférieurs.
N’est-ce pas, en effet, à ces confusions que l’on parvient lorsque l’on considère le bonheur, non plus comme ce à quoi peut contribuer l’exercice d’un travail efficace et sensé, mais comme une simple condition d’une productivité dont tous les individus qui y contribuent ne sont pas nécessairement les bénéficiaires. Reste à savoir si cette confusion est la conséquence d’une simple ignorance ou l’effet d’un refus de regarder la vérité du travail en face ?
Paul Ricœur définit la visée éthique comme « la visée de la vie bonne avec et pour autrui dans des institutions justes ». L’idéologie du bonheur au travail n’est-elle pas une manière pour certains managers de se cacher l’absence d’une telle visée ? On est en droit de se le demander.
Il ne s’agit pas, ici, de verser dans l’angélisme, la tyrannie du supérieur sur l’inférieur, dénoncé par Comte-Sponville, et de vouloir que l’éthique du bonheur domine totalement le monde du travail, ce qui est impossible et qui relève d’une utopie souvent coupable. Néanmoins, ce qui est possible, c’est que les individus, et principalement les managers, ainsi que ceux qui les dirigent, aient le souci de comprendre le sens de ce qu’ils font, qu’ils s’efforcent d’agir moralement dans les entreprises et qu’ils soient animés par une visée éthique dans leur manière de diriger les personnels, non pour les rendre heureux, mais pour faire en sorte de rendre possible une certaine joie au travail, lorsque le sens de celui-ci apparaît clairement et qu’il n’a pas à être dissimulé.
Croire au bonheur au travail, c’est donc le plus souvent se tromper, se tromper soi-même et tromper les autres, mais c’est aussi refuser de regarder une certaine vérité en face, le travail ne rend pas nécessairement et pas toujours heureux. Il y a donc dans une telle croyance une part de mauvaise-foi, un mensonge à soi-même du manager qui refuse d’admettre qu’il est là pour inciter et motiver les personnes qu’il a sous sa responsabilité à exercer une activité souvent difficile et pénible, parfois même ingrate. Cette mauvaise foi l’empêche de viser ce sur quoi il pourrait plus efficacement agir pour faire que le travail puisse malgré tout être source de satisfaction.
Le rôle du manager est plutôt, non pas de donner du sens au travail, car cela sous-entendrait que le travail n’en a pas toujours et qu’il faudrait parfois forcer un peu les choses pour lui en trouver un, mais de révéler le véritable sens du travail et de montrer, à ceux qui ne le voient pas toujours, en quoi ils parviennent par leur travail à augmenter leur puissance d’agir, leur inventivité ou leur créativité et en quoi ils contribuent à augmenter celle des autres.
Mais cela ne peut-être possible que dans le cadre d’organisations dont l’activité présente une réelle utilité sociale qui donne sens à la peine que se donne l’être humain au travail. Pour les autres, la fiction du bonheur au travail restera certainement un « cache-misère » nécessaire, les obligeant à faire jouer leurs employés dans cette comédie inhumaine que dénoncent Julia de Funès et Nicolas Bouzou[9].
Pour aller plus loin :
[1] Carl Cederström et André Spicer, Le syndrome du bien-être, L’Échappée, 2016.
[2] Hannah Arendt, La condition de l’homme moderne, Pocket, 2002.
[3] Joan Tronto, Un monde vulnérable, pour une politique du care, La Découverte, 2009, p.181.
[4] André et Suzanne Simha, Le bonheur, Armand-Colin, Collection « Vocation philosophique », 2005, p. 3.
[5] Spinoza, Étique, troisième partie, définition des affects, définition II.
[6] Henri Bergson, « La conscience et la vie » in L’énergie spirituelle, op. cit., p. 22-23.
[7] David Graeber, Bullshit jobs, Les liens qui libèrent, 2018.
[8] Andrè comte-Sponville, Le capitalisme est-il moral ? Albin Michel, 2004.
[9] Nicolas Bouzou et Julia de Funès, La comédie (in)humaine, La Découverte, 2016.
Nous remercions vivement notre spécialiste, Eric, DELASSUS,Professeur agrégé (Lycée Marguerite de Navarre de Bourges) et Docteur en philosophie , co-auteur d’un nouvel ouvrage publié en Septembre 2018 intitulé « Ce que peut un corps » aux Editions l’Harmattan, de partager son expertise en proposant des publications dans notre Rubrique Philosophie & Management, pour nos fidèles lecteurs de www.managersante.com
Biographie de l’auteur :
Professeur agrégé et docteur en philosophie (PhD), j’enseigne la philosophie auprès des classes terminales de séries générales et technologiques, j’assure également un enseignement de culture de la communication auprès d’étudiants préparant un BTS Communication.
J’ai dispensé de 1990 à 2012, dans mon ancien établissement (Lycée Jacques Cœur de Bourges), des cours d’initiation à la psychologie auprès d’une Section de Technicien Supérieur en Économie Sociale et Familiale.
J’interviens également dans la formation en éthique médicale des étudiants de L’IFSI de Bourges et de Vierzon, ainsi que lors de séances de formation auprès des médecins et personnels soignants de l’hôpital Jacques Cœur de Bourges.
Ma thèse a été publiée aux Presses Universitaires de Rennes sous le titre De l’Éthique de Spinoza à l’éthique médicale. Je participe aux travaux de recherche du laboratoire d’éthique médicale de la faculté de médecine de Tours.
Je suis membre du groupe d’aide à la décision éthique du CHR de Bourges.
Je participe également à des séminaires concernant les questions d’éthiques relatives au management et aux relations humaines dans l’entreprise et je peux intervenir dans des formations (enseignement, conférences, séminaires) sur des questions concernant le sens de notions comme le corps, la personne, autrui, le travail et la dignité humaine.
Sous la direction d’Eric Delassus et Sylvie Lopez-Jacob, il vient de co-publier un nouvel ouvrage le 25 Septembre 2018 intitulé » Ce que peut un corps », aux Editions l’Harmattan,
DECOUVREZ LE NOUVEL OUVRAGE PHILOSOPHIQUE
du Professeur Eric DELASSUS qui vient de paraître en Avril 2019
Résumé : Et si le bonheur n’était pas vraiment fait pour nous ? Si nous ne l’avions inventé que comme un idéal nécessaire et inaccessible ? Nécessaire, car il est l’horizon en fonction duquel nous nous orientons dans l’existence, mais inaccessible car, comme tout horizon, il s’éloigne d’autant qu’on s’en approche. Telle est la thèse défendue dans ce livre qui n’est en rien pessimiste. Le bonheur y est présenté comme un horizon inaccessible, mais sa poursuite est appréhendée comme la source de toutes nos joies. Parce que l’être humain est désir, il se satisfait plus de la joie que du bonheur. La joie exprime la force de la vie, tandis que le bonheur perçu comme accord avec soi a quelque chose à voir avec la mort. Cette philosophie de la joie et du bonheur est présentée tout au long d’un parcours qui, sans se vouloir exhaustif, convoque différents penseurs qui se sont interrogés sur la condition humaine et la possibilité pour l’être humain d’accéder à la vie heureuse. (lire un EXTRAIT de son ouvrage)
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