N°11, Mars 2019
Frédéric SPINHIRNY, est Directeur des Ressources Humaines, chez Hôpital Necker-Enfants Malades (AP-HP), Rédacteur en Chef de la Revue Gestions Hospitalières et auteur de son dernier ouvrage paru en Juillet 2018, intitulé « Hôpital et modernité : comprendre les nouvelles conditions de travail » paru aux Editions Sens & Tonka, ainsi que deux autres ouvrages : l’Eloge de la dépense (2015) et de l’Homme sans politique (2017) aux Editions Sens & Tonka.
Les méthodes actuelles de gestion des hommes et des organisations ont pris un tournant particulier depuis l’avènement de la nouvelle gestion publique. Sous les évidences intellectuelles et pratiques dont il se pare, le management soulève de nombreuses questions, notamment dans les administrations publiques. S’il fait figure de science humaine à enseigner, s’appuyant sur la justification objective de la théorie, le management contient le risque de ne partir que d’a priori pour gérer les problèmes organisationnels de l’hôpital. Par ailleurs, le développement du lean management dans les services de soin, importé de l’industrie automobile japonaise, n’évite pas le rapport difficile que le service public à la française entretient avec des méthodes entrepreneuriales plus anglo-saxonnes. Avant donc de considérer toute nouveauté comme bonne, essayons d’anticiper ses limites.
Comment le Lean Management est-il apparu dans les organisations ?
La gestion d’entreprise est développée depuis près d’un siècle sous l’unique bannière du management. Le terme provient du français « ménagement» et correspond à un ensemble de pratiques issues d’un corpus théorique scientifique prédéfini. Sa finalité est simple : ce sont des techniques de direction et d’organisation d’entreprise pour atteindre les objectifs que celle-ci se fixe. Sans revenir trop longuement sur les origines du management, nous pouvons simplement rappeler que la théorie du management prend forme à la fin du XIXe siècle avec Frederick W. Taylor, auteur des Principes du management scientifique et dont la question emblématique est celle-ci : « Combien de tonnes de gueuses de fonte un travailleur peut-il charger dans un wagonnet en une journée ? » Nous comprenons assez rapidement que le chef d’industrie doit pouvoir être accompagné d’universitaires dignes de penser les relations optimales entre la force de travail et l’outil ; le management devient donc une discipline intellectuelle réservée :
« […] La science de la manipulation de la fonte est si vaste qu’il est impossible pour un homme fait pour ce type de travail d’en comprendre les principes ou même de travailler selon ces principes sans l’aide d’un homme mieux éduqué que lui. »
À partir de ce constat largement partagé, le management va devenir un système de formation pour chef d’entreprise soucieux d’une bonne gestion des ressources de son organisation. Ce système de pensée s’appuie sur une rationalité fine qui considère l’ensemble des relations à l’autre ou à un objet quelconque sous l’angle du dogme de la qualité permanente et des principes de la roue de Deming : planifier, faire, agir, vérifier.
D’un point de vue critique, nous pouvons soulever ceci : le développement du management comme science de conduite de vie tend à prendre la place des interrogations traditionnelles autrefois considérées à travers les anciennes « humanités ». Ce tournant marque « la théorisation de la praxis » pour reprendre les termes de Michel Henry, qui précise : « L’irruption des sciences humaines au XXe siècle et leur extraordinaire développement peuvent-ils dès lors indiquer autre chose que ceci : à la considération de la vie humaine, […] se substitue le projet explicite d’acquérir de l’homme une connaissance scientifique, c’est-à-dire objective».
Car l’éducation traditionnelle s’appuyait sur les interrogations profondes des êtres sur leur propre essence (philosophie), leur rapport aux autres (poésie, littérature, politique) et à leur destinée (astronomie, mythologie) ; si bien que même les mathématiques partaient de l’homme pour y revenir. Et Michel Henry de poursuivre :
« C’est ainsi qu’à la question pourquoi, à laquelle il n’est pas de réponse (elle est comme telle l’impossibilité de la réponse, laquelle consiste dans la vie subjective seulement, dans l’amour, etc.), on préfère celle plus modeste du comment […], le comment superficiel selon lequel se déroule un processus objectif […]. » (Michel Henry)
La science prend l’homme comme objet et unifie l’ensemble des anciennes disciplines le concernant. C’est bien l’enjeu de la science de gestion, qui tend à dépasser le cadre du travail.
Dans un contexte de restriction budgétaire, le management a renforcé ses positions à travers le lean management. La culture managériale, soumise à l’abstraction et à la comptabilité, trouve son ultime développement dans le lean management. Si le management est issu d’un corpus doctrinal scientifique (nouvelle économie, théorie de l’agence, sciences cognitives), le lean management trouve sa source dans le toyotisme japonais, ensemble de techniques visant à l’élimination de toutes les activités qui ne génèrent pas de valeur ajoutée.
C’est une méthode de gestion essentiellement concentrée vers la réduction des pertes générées à l’intérieur d’une organisation, pour une production et un rendement plus efficace.
Le lean management met l’accent sur les défauts de processus et le facteur humain (à valoriser dans le sens de l’entreprise). C’est une méthode qui a le vent en poupe dans l’administration publique, notamment hospitalière (dont le milieu est fortement concurrentiel et partiellement industrialisé), mais aussi dans la justice et dans l’administration d’État.
Le lean management trouve difficilement une traduction, ce qui facilite sa diffusion. Nous trouvons généralement « management sans gras », « management frugal, sans gaspillage », voire « automatisation à visage humain ». Dans notre essai ’Eloge de la dépense (2015) , nous avons proposé « management orthorexique » pour souligner la rectitude physique exigée et la chasse au gras, similaire à l’esprit moderne de la performance diététique. Qui dit intensification de la sphère économique dit intensification du management, notamment à l’endroit où la dépense se reconstitue le plus vite, l’administration, qui elle-même adopte une nouvelle optique : le client d’un service public est à la fois consommateur et actionnaire via la fiscalité.
Le lean management est une science de gestion tournée vers la réduction des dépenses, via la réduction des pertes dans un processus de travail. Il s’appuie notamment sur des techniques de motivation du personnel, principal facteur de défaillance.
Quels sont les principes de base et les contraintes du Lean Management ?
Pour éviter les pertes récurrentes et atteindre un rendement plus juste, la théorie distingue certaines formes :
- la surproduction,
- les délais d’attente,
- la logistique et le transport,
- les traitements inadéquats,
- les stocks,
- les mouvements et tâches inutiles,
- les défauts de production.
Issu principalement de l’industrie automobile japonaise, le lean s’est étendu rapidement aux services (back office, accueil des usagers, logistique des collectivités territoriales, etc.). Car chaque entité (publique, privé, service, industrie) est un objet unique pour une même finalité : l’équilibre de la balance des comptes.
Le lean management est particulièrement exigeant et demande une adaptation permanente à la demande. Il fonctionne par pression constante sur les individus tout en portant généralement un discours sur le développement personnel, entraînant le risque de clouer le sujet au mur des injonctions paradoxales : il faut s’autonomiser dans le sens strict des objectifs de l’entreprise, innover mais dans un environnement très normé. Nous trouvons dans la littérature managériale de nombreuses déclinaisons du lean management.
Les principes de base restent ceux de l’industrie automobile japonaise : kaizen (« changement » « bon » : amélioration quotidienne des processus), management par les contraintes (éliminer les ressources non performantes), les 3 M (muda, mura, muri) qui définissent la traque aux gaspillages les plus fréquents, le benchmarking, kanban (la gestion en flux tendu et l’adaptation constante au client), la méthode des 5 S (seri, seiton, seiso, seiketsu, shitsuke [trier, ranger, nettoyer, conserver en ordre et propre, formaliser et impliquer]). Citons encore la méthode la plus solide, les cinq « pourquoi », qui stipule que face à un problème d’organisation, la racine du mal est identifiée après avoir demandé cinq fois « pourquoi » (ce serait plutôt une chaîne causale du « comment est-il possible que »). Sous l’ensemble des termes, nous observons toujours le même cri de rassemblement : si on peut mesurer, on peut corriger (principe de la méthode Six Sigma). Mesure, contrôle, correction, entraîne mesure, contrôle, correction. Jusqu’à la justesse (l’équilibre). Enfin, pour finir, les cadres experts formés au lean management sont green ou black belt.
Dans cette optique, pour le gestionnaire, tout devient objet de science et de contrôle ; même le plus petit geste entre un point A et un point B peut devenir une décomposition temporelle utilisant telle ressource vers tel objectif.
Le lean a déjà fait ses preuves à l’hôpital : filière urgence, gestion des lits, blocs opératoires, optimisation des consultations externes, identitovigilance et accueil des usagers, réorganisation des fonctions médico-technique et logistique. Mais, en tant que méthode d’objectivation, le lean management pourrait s’appliquer à n’importe quel geste, par exemple « servir un café à quelqu’un ».
Quels sont les limites du Lean management et le maintien du bon sens hospitalier ?
Nous observons ici les limites de l’exercice.
Premièrement, les doctrines de gestion issues de l’industrie ne sont pas transposables parfaitement au service public, bien que certaines fonctions logistiques (stérilisation, restauration, transport, blanchisserie) soient quasi industrielles :
Le lean management n’est pas un guide de recettes pour problématiques hospitalières.
Ensuite, il ne peut s’appliquer à la décomposition du moindre geste, sans enfermer la spontanéité dans le cadre rigide de l’objectivation mathématique : une recherche obsessionnelle de la valeur ajoutée à court terme a pour corollaire une forme inavouée de culpabilisation de la non-valeur productive, de l’inutile, du temps non optimisé. Or l’administration des services publics obéit aussi à ces contraintes-là, au-delà de son obligation d’adaptabilité.
Enfin, toute conduite du changement ne peut pas partir du modèle scientifique pour modeler la réalité mais doit également composer avec le bon sens, cette capacité à partir aussi de ce qui n’est pas mesurable, pour le comprendre.
Voilà pourquoi le mot du Directeur Général du CHU de Saint-Étienne, en juin 2012, concernant le « Gros Bon Sens Hospitalier » (traduction : « Il faut des guides et des outils mais aussi accepter l’incertitude et l’improvisation » ) peut être pris au sérieux. Car il n’y a pas d’un côté la raison objective, impersonnelle et scientifique et de l’autre le bon sens, direction donnée en fonction de la sensation éprouvée, de l’expérience commune.
D’ailleurs c’est bien connu, Descartes dans le Discours de la méthode fait du bon sens « la chose du monde la mieux partagée ». Le bon sens tient plus du raisonnable que du rationnel ; c’est une puissance du bien juger, qui s’appuie sur l’expérience et l’observation plutôt que sur un modèle scientifique a priori qui ne part pas de la vie pour y revenir. Le bon sens n’est pas justifié théoriquement, il admet et conserve de l’incertitude, et par cette prudence, ne persiste pas dans l’erreur. C’est accepter donc l’imprévisible et l’étendue restreinte du savoir sur une chose.
Résumons : le bon sens n’est ni le sens commun (les préjugés du plus grand nombre), ni une opinion personnelle spontanée. C’est un pragmatisme exercé, renforcé par l’expérience, qui trouve une solution adaptée à un problème donné, dans les limites de ce que l’homme peut engager. En cela, l’éducation au bon sens est possible, car une certaine formation à l’esprit théorique peut avoir des effets contre-productifs dans les organisations.
Article paru dans le n°523 de la revue Gestions Hospitalières, février 2013
Nous remercions vivement Frédéric SPINHIRNY, Directeur des Ressources Humaines, chez Hôpital Necker-Enfants Malades, Rédacteur en Chef de la Revue Gestions Hospitalières, pour nos fidèles lecteurs de www.managersante.com
Biographie de l’auteur :
Directeur des Ressources Humaines chez Hôpital Necker-Enfants Malades, Rédacteur en Chef de la Revue Gestions Hospitalières. Directeur adjoint à l’Hôpital Universitaire Necker-Enfants Malades, ancien élève de l’École des Hautes Études en Santé Publique. Diplômé de l’Institut d’Études Politiques de Paris et titulaire d’une licence de philosophie. Enseignant en Prep’Ena à l’IEP de Paris et auteur de deux essais de philosophie aux Editions Sens&Tonka (« L’homme sans politique », 2017, « Eloge de la dépense », 2015)
Jean-Luc STANISLAS, Fondateur de managersante.com (photo à droite) tient à remercier vivement Frédéric SPINHIRNY (photo à gauche) pour partager régulièrement ses réflexions dans ses articles passionnants sur les innovations en stratégies managériales pour nos fidèles lecteurs sur notre plateforme d’experts.
DERNIER OUVRAGE PUBLIE
par notre expert-auteur, Frédéric SPINHIRNY :
Parution d’un nouvel essai en librairie, vendredi 13 juillet, aux Editions Sens&Tonka, consacré au malaise à l’hôpital public et plus largement aux nouvelles conditions de travail dans les organisations.
Présentation de son ouvrage :
En détresse, sous pression, à bout de souffle, en crise: le diagnostic de l’hôpital public fait régulièrement l’actualité dans les médias. Les symptômes du malaise sont généralement décrits à travers le harcèlement, l’épuisement professionnel, la perte de sens, ou en termes de désengagement, d’absentéisme, de dépression voire de suicide. Les causes désignées sont multiples et souvent ambivalentes: logique du chiffre, concurrence, méthodes de gestion, lean management, mais aussi mandarinat du corps médical, hiérarchie excessive, bureaucratie, individualisme.
L’enracinement dans les principes fondamentaux du service public ainsi que la multiplication des problématiques spécifiques au secteur de la santé, font des établissements de soin des lieux complexes à observer et a fortiori à interpréter. Institution républicaine mais également organisation innovante, l’hôpital public est avant tout le miroir des évolutions sociales et des métamorphoses contemporaines du travail. La difficulté de l’exercice est bien là car ce qui ne se conçoit pas bien, ne s’énonce pas clairement.
Mettre des mots précis sur les nouveaux rapports sociaux reste un art délicat, ce qui laisse souvent une impression vague de mal-être, sans définition, ainsi qu’une impossibilité constitutive de trouver des remèdes efficaces. Par conséquent, tous les acteurs de l’hôpital interprètent ces phénomènes à leur avantage ou pour défendre une posture attendue.
C’est toute l’ambition de cet essai, étayé par des textes de sciences humaines et des références managériales: ressaisir ce qui nous file entre les doigts, à chaque fois que nous cherchons les causes de nos difficultés et les solutions à nos malheurs. Pour enfin répondre au malaise.
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