N°4, OCTOBRE 2017
Intervention de Sébastien BRUERE, lors de la Conférence présentée dans le cadre du colloque sur les effets de la Nouvelle gestion publique (NGP) dans le secteur de la santé et les services sociaux, organisé par le RECIFS, le RIOCM et Ex-Aequo, avec la collaboration du RANQ les 21 et 22 février 2014 au Centre St-Pierre à Montréal.
Pour ce quatrième épisode, je vous propose une interrogation globale sur les méthodes de rationalisation de l’organisation en utilisant l’exemple de la méthode Toyota, plus souvent appelé «?Lean?».
Vous pouvez suivre cette présentation à travers le texte présenté ici ainsi qu’à travers la vidéo de cette conférence de 2014 réalisée à destination des travailleurs et des gestionnaires du secteur de la santé et des services sociaux.
Le regard de l’ergonomie ?
En préambule, il faut se rappeler que la grille d’analyse que j’utilise est celle de l’ergonomie. Discipline qui, comme nous l’avons vu dans les épisodes précédents, a trois postulats fondamentaux :
1- Le travail réel diffère des tâches prescrites
2- Le travailleur n’est pas un exécutant
3- Les conditions de réalisation du travail sont variables et parfois incompatibles entre elles et/ou avec les caractéristiques des travailleurs
En outre, cette discipline centrée sur l’analyse de l’activité de travail a une approche globale de la situation de travail et suit par conséquent le schéma suivant :
Qu’est-ce que le Lean ?
Pour ceux d’entre vous qui ne sauraient pas ce qu’est le Lean, on peut rappeler brièvement qu’il est inspiré par l’organisation de la production mise en place petit à petit par Toyota à partir des années 1950. On peut rappeler également que le terme «?lean manufacturing?» a été inventé dans les années 1980 par des chercheurs américains et popularisé en 1991 par Womack, Jones & Roos.
Depuis les années 1990, il se développe dans les entreprises et aujourd’hui on le retrouve dans tous les secteurs et non plus uniquement dans le secteur industriel (y compris la santé, donc)
Le Lean est une méthode de rationalisation de la production centrée sur la chasse aux gaspillages qui est composés de plusieurs dizaines d’outils pour mettre en œuvre :
- le juste à temps,
- la gestion de la maintenance,
- la gestion de la qualité
- la gestion des ressources humaines.
Lean et santé au travail
Du point de vue de la santé des travailleurs, cette méthode d’organisation pose problème aux préventeurs. En effet, certains auteurs défendent l’idée que «?lean?» va dans le sens de la santé au travail, car il offre l’intégration des normes anthropométriques dans l’établissement des standards de travail, plus de diversité gestuelle avec la ligne en «?U » ou la polyvalence & la rotation des postes ainsi que l’enrichissement des tâches et la prise en compte des savoirs des opérateurs.
Sauf que statistiquement lors de l’introduction du Lean, on observe une dégradation des conditions de travail, une augmentation du stress et une augmentation des lésions (les troubles musculosquelettiques en particulier)
Les paradoxes opérationnels du Lean
En réalité; on observe un certain nombre de paradoxes opérationnels c’est-à-dire des dispositifs organisationnels qui devraient avoir un effet positif pour la santé au travail et qui ont un effet contraire à cause de la manière dont ils sont mis en œuvre.
Par exemple, un agencement des équipements pour permettre la variabilité qui ne fonctionne que dans la stabilité, l’élargissement et l’enrichissement des tâches qui engendre des situations stressantes, des formes d’équipes de travail qui ne permettent pas de développer un collectif de travail, ou encore une élimination des «?gestes inutiles?» qui sont opposition avec les besoins du travail réel.
Ainsi, on voit des dispositifs «?ressources?» qui sont peu ou mal utilisés (le fonctionnement participatif est peu présent, les rotations et les formations de salariés sont peu structurées, le fonctionnement en équipe est peu présent) voire des ressources qui peuvent devenir des contraintes. Par exemple, le travail en équipe et l’«?auto-organisation?» se transforment en une pression sociale des salariés entre eux.
Des paradoxes en cascade dans la mise en oeuvre du Lean
En vérité, ces paradoxes opérationnels sont le résultat d’erreur d’interprétation des managers tout au long du travail de mise en œuvre de l’organisation Lean. Cela forme comme des paradoxes en cascade partant d’une méconnaissance des besoins de l’humain au travail, tel que nous l’avons vu dans les découvertes de l’ergonomie.
Ainsi, à la source des ces erreurs d’interprétation, on retrouve les représentations sur les gestes et le travail c’est-à-dire que le fait de voir le geste comme uniquement des mouvements biomécaniques ou ne le voir que comme un moyen de réaliser des opérations nécessaires à un dispositif technique peut conduire à ce qu’il devienne standardisé, répété, automatisé…
Cette représentation peut avoir un impact sur les principes de formation des travailleurs, la conception des systèmes de production. Elle semble jouer, aussi, sur la manière de gérer les travailleurs, de s’adresser à eux et de les considérer.
Parallèlement, il y a ce que l’on appelle une dissémination du sens global de l’organisation c’est-à-dire qu’à la fois les gestionnaires ne savent plus identifier les enjeux et les effets des différents outils qu’ils mettent en place (il y en a trop et ils sont trop complexes) et en même temps il y a une multiplication des sources de prescription (de plus en plus de gestionnaires qui ont à prendre des décisions sur des morceaux de situation de travail sans vision globale) avec des conflits entre les exigences envers la production, la logistique, la qualité, ou la maintenance, l’informatique…
Ces deux premiers paradoxes généraux que l’on retrouve quelle que soit la méthode de rationalisation de l’organisation mise en œuvre ont des effets particuliers en ce qui concerne le Lean.
Ainsi :
- la gestion du savoir prévu dans le Lean selon les objectifs, les critères et les méthodes employées peut devenir au contraire coercitive,
- les indicateurs de performance sont sensés être au plus près du terrain, mais ils sont soit absents soit d’une grande imprécision pour prendre en compte le travail réel
- Le rôle du chef d’équipe doit évoluer de superviseur à celui d’animateur de l’auto-organisation, mais on observe plutôt que les décisions concernant l’organisation restent descendantes, prescriptives avec un fort contrôle
- La coopération est censée être centrale, mais on observe plutôt une insuffisance de coopération entre production, conception et ingénierie ainsi qu’un manque de coopération entre les acteurs (cloisonnement des logiques présentes)
Ainsi alors que le Lean semble être une méthode toute prête qu’il n’y a qu’à appliquer, on voit que l’on est souvent très loin des résultats escomptés. Dans les prochains épisodes, nous verrons quelle efficacité l’ergonomie peut apporter au lean, à côté du lean ou encore en alternative du lean.
Pour aller plus loin …
- Les liens entre le système de production lean manufacturing et la santé au travail : une recension de la littérature
- Travail d’organisation du lean manufacturing et santé : à la source des risques
- Vitalité des activités et rationalité du Lean : deux études de cas
- Articulation entre ergonomie et le lean manufacturing chez PSA
- Le lean : pensée et impensé d’une activité sans relâchement.
- Lean production et modèle de valeur. Une approche régulationniste par le travail .
- Que fait l’ergonomie que le lean ne sait / ne veut pas voir ?
- Lean Manufacturing – Quelle place pour la santé et la sécurité au travail ?
Nous remercions vivement Sébastien BRUERE, Chercheur en Organisation du Travail & SST, Montréal, CANADA, professionnel en organisation du travail – Gestion du changement – Santé et sécurité du travail – Ergonomie, Chargé de cours à l’École des sciences de la gestion (ESG UQAM), Montréal, Canada,
pour le partage de ses articles professionnels pour nos fidèles lecteurs de www.managersante.com