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N°2, Janvier 2017
(article publié sur managersante.com avec l’aimable autorisation de son auteur, Frédéric SPINHIRNY)
Relire la 1ère partie de son article publié en Décembre 2016 sur MMS
La révolution managériale que l’hôpital connait depuis une dizaine d’année peut être bénéfique si elle s’opère en redistribuant la valeur du travail aux agents opérationnels, sans captation excessive par l’encadrement ou l’administration.
Et c’est tout le débat sur ce que permet la fonction publique ou pas, en comparaison avec l’entreprise : comment exercer une pression sur les agents en les responsabilisant, tout en leur permettant de s’approprier le fruit de leur travail et en les rétribuant sans médiation ?
Prenons un exemple dans une direction logistique qui pourra s’appliquer dans n’importe quel service d’un établissement de santé.
Etape 1
Classiquement, dans une direction fonctionnelle, le système est pyramidal. La décision est verticale, prend sa source à la direction pour être partagée avec l’encadrement et mise en œuvre dans les services.
L’enjeu ici est de déterminer les unités d’œuvre de production dans le secteur logistique (nombre de lignes de commande aux achats, repas servis par an, tonnes de linge, surfaces nettoyées, flux logistiques, nombre de courses, gestion et délai sur les stocks du magasin, taux de décrochés, nombre d’appels, etc).
Mais également le ratio d’encadrement en fonction des unités d’œuvre de production. Une des difficultés ici est de déterminer ce que « produit » un directeur, un ingénieur, un technicien supérieur, un cadre, car le secteur « tertiaire » s’approche de la production de valeur non marchande, difficilement quantifiable.
Pourtant nous pouvons en déterminer : nombre d’attachés d’administration pour une quantité annuelle de lignes de commandes, nombre d’adjoint des cadres pour tant de gestionnaires, nombre de réunions, progression dans les dossiers, utilité des présences en réunion, nombre de cadres pour X euros de dépenses d’exploitation, etc.
Etape 2
Une fois réalisée la photographie de l’existant (ex : synthèse des unités d’œuvre en 2015, décomposition des 10 plus grands montants des dépenses d’exploitation, nombre d’équivalent temps plein par secteur, etc.), il est nécessaire de partager les objectifs et la méthode.
L’encadrement doit pouvoir s’approprier une démarche contre-intuitive, à savoir porter le discours de la direction en contrepartie d’une forme de dépossession de pouvoir vers les agents administratifs. Le directeur est là pour orienter les cadres sur les moyens d’informer au mieux les agents pour qu’eux-mêmes se réapproprient les outils de travail.
Etape 3
La réorganisation passe ainsi par l’allègement des « puissances intellectuelles de la production » au profit des producteurs.
Il s’agit de considérer que les experts ne sont plus ceux qui réfléchissent mais ceux qui maîtrisent les moyens de production.
L’encadrement redevient une contre-maîtrise inséparable de la production.
Cela implique de rendre visible les agents de production, généralement absent des organigrammes, et pourtant ceux qui sont confrontés à l’effort d’efficience. Nous rejoignons ici ce que Franck Fischbach énonce dans sa philosophie sociale, à savoir la possibilité d’une réappropriation de la valeur travail par les travailleurs eux-mêmes.
Pour le philosophe, les discours négatifs autour du travail, nous font oublier que le travail possède une puissance sociale essentielle lorsque les individus sont capables d’ériger la coopération comme méthode de production.
L’entreprise libérée, si elle n’entend pas la libération comme l’entend le libéralisme économique, suit ce chemin : le dirigeant assure une véritable démocratie sociale en libérant la puissance de coopération, sans captation excessive de richesse.
Conclusion : L’hôpital libéré, est-ce réaliste ?
Soyons prudent. La mise en œuvre n’est pas aisée même si elle permet un renouvellement d’une certaine culture du travail à l’hôpital.
Voici les points majeurs de notre démarche, qui peut s’appliquer à tous service :
- Etudier l’organigramme et détailler les missions de chaque cadre
- Observer la redondance : présence de plusieurs cadres à une même réunion, utilité des réunions organisées, capacité à représenter la direction et ses objectifs
- Se passer des experts hors établissement (consultants en organisation, cabinet de conseil) et se concentrer sur les ressources en interne
- Partager librement la méthodologie sans arrière-pensées
- Parler simplement : un directeur dirige, un cadre encadre, etc.
- Ne pas se former au lean management : se renseigner sur les principes uniquement mais garder à l’esprit qu’il s’agit de bon sens et d’organisation d’ateliers pratiques en cas de dysfonctionnement
- Libérer la parole : en réunion, considérer qu’un agent a le même droit à la parole que son N+3. Finir une réunion en lui donnant la parole si l’agent ne l’a pas demandé de lui-même. Favoriser les remarques contradictoires lors d’un projet, favoriser le dissensus lors des étapes initiales
- Se positionner comme médiateur favorisant la stratégie et les synthèses
- Dessiner tout problème d’organisation en schéma simple à partager
- Réduire les reporting, participer aux ateliers pratiques comme tout agent
- Trouver le moyen de construire un « compris de coopération » : toute efficience réalisée comporte une part de redistribution indirecte (favoriser l’équilibre économique de l’hôpital) et une part importante de redistribution directe vers le service
Une fois la méthode posée, avons-nous réellement les moyens de libérer l’hôpital ?
Comme pour beaucoup de nouvelles théories d’organisation, un compromis est possible, mais rarement la réalisation parfait d’un modèle théorique.
En effet, nous observons certaines limites qui sont aussi nos appuis de réflexion pour l’avenir :
- Avons-nous réellement les moyens de modifier nos organisations rapidement ?
- Il n’est pas évident de remplacer un discours managérial actuel tourné vers l’individualisation et la concurrence
- Il faut trouver des dirigeants qui rendent possible ce type de discours paraissant affaiblir précisément leur pouvoir
- Transférer le principe de décision vers l’opérationnel peut générer des tensions avec des cadres qui souhaitaient justement une position hiérarchique loin de l’opérationnel
- Cadres et agents peuvent ressentir le transfert de pouvoir comme un excès de responsabilité
- Le modèle de l’entreprise libérée suppose une forte autonomie des cadres et des agents
- Que faire des réfractaires ? L’entreprise libérée ne fonctionne-t-elle que dans de petites entreprises privées ?
- Comment rétribuer les agents directement dans une fonction publique où les salaires sont fixes ? Certes, il existe de l’intéressement dans les pôles, qui permet un réinvestissement pour le service. Mais cela répond généralement à des besoins en équipements ou en dépense d’intérim. La redistribution directe est difficile
Voilà donc notre expérience et nos interrogations.
Pour conclure, il semble que nous pouvons réorienter l’efficacité du lean management, non pour réduire aveuglément du personnel d’exécution, mais pour assouplir les fonctions d’expertise, de conseil, et aborder les problèmes d’organisation avec ceux qui œuvrent au quotidien à produire la richesse de l’hôpital public.
Prochaine partie de son article, le mois prochain.
[1] Nous renvoyons ici aux articles que Gestions Hospitalières consacre à cette question.
[2] Franck Fischbach, Le sens du social, les puissances de la coopération, Editions Lux, 2016
[3] Le Bonheur au travail, ARTE, 23 janvier 2015
[4] Citation de Jacques Rancière, Les scènes du peuple, Horlieu Editions, 2003
Nous remercions vivement Frédéric SPINHIRNY, Directeur des Achats, de la Logistique et du Développement Durable chez Hôpital Necker-Enfants Malades, Rédacteur en Chef de la Revue Gestions Hospitalières, pour nos fidèles lecteurs de www.managersante.com