N°1, Décembre 2016
(article publié sur managersante.com avec l’aimable autorisation de son auteur, Frédéric SPINHIRNY)
Aujourd’hui s’installe une rhétorique autour de la notion de libération : libérer la croissance, libérer la parole, libérer les forces productives et même, libérer le réel. Qui peut vraiment s’opposer à la libération ? Mais qui libère qui et de quoi ? Désormais c’est la mode de l’entreprise libérée qui déferle sur l’Hexagone, et nous faisons le pari qu’il existe aussi un hôpital libéré qui peut s’inviter dans le débat. De quoi parle-t-on au juste ? Comment « libérer » l’hôpital ?
Et pourquoi pas avec le lean management ? Cette nouvelle technique de gestion fait aujourd’hui l’objet de formation, de colloque, de publication et les experts mettent en avant ses avantages et ses limites dans le champ hospitalier.
Présenté comme un nouvel outil de réorganisation des soins ou des fonctions support, le lean management peut également être appréhendé comme un objet de réflexion. Dans cette optique, l’ambition de cet article est triple. Premièrement, il s’agit de rappeler en quoi l’apparition du lean management est une conséquence du changement de modèle économique à l’hôpital.
Le deuxième enjeu sera d’établir les causes du conflit entre les nouvelles pratiques d’encadrement et les valeurs traditionnelles de l’hôpital public. Enfin nous nous interrogerons sur la valeur travail en appliquant le lean management, non plus à un service de soin ou à une plateforme médicotechnique, mais à une direction fonctionnelle pour étudier la possibilité d’un hôpital libéré.
Les origines économiques du Lean Management
S’il s’est rapidement étendu aux services tertiaires (back office, accueil des usagers, logistique des collectivités territoriales, etc.), le lean management trouve sa source dans le toyotisme japonais, qui comprend un ensemble de techniques visant à l’élimination de toutes les activités qui ne génèrent pas de valeur ajoutée. C’est une méthode de gestion essentiellement concentrée vers la réduction des pertes générées à l’intérieur d’une organisation, pour une production et un rendement plus efficace. Désormais, nous trouvons dans la littérature managériale de nombreuses déclinaisons du lean management[1].
La mythologie japonaise du lean management
Les outils sont issus de l’industrie automobile japonaise, auxquels s’ajoutent d’autres méthodes :
- Kaizen («changement» «bon»: amélioration quotidien des processus) : management par les contraintes, éliminer les ressources non performantes
- Les 3M (Muda, Mura, Muri) qui définissent la traque aux gaspillages les plus fréquents
- Kanban : la gestion en flux tendu et l’adaptation constante au client
- La méthode des 5 S (Seri, Seiton, Seiso, Seiketsu, Shitsuke [trier, ranger, nettoyer, conserver en ordre et propre, formaliser et impliquer]) : optimisation des espaces et de l’information
- Le benchmarking: comparaison d’unité de valeur entre elles
- La méthode des cinq «pourquoi», qui stipule que face à un problème d’organisation, la racine du mal est identifiée après avoir demandé cinq fois «pourquoi »
- Principe de la méthode Six Sigma: tout ce qui se mesure peut se corriger
Mais ce qui nous intéresse ici, c’est le lien qui existe entre contexte économique et méthode de gestion. Car le lean management n’est pas apparu par hasard. Dans un contexte de restriction budgétaire, le management a renforcé ses positions à travers le lean.
En effet, si le management est issu d’un corpus doctrinal scientifique (nouvelle économie, théorie de l’agence, sciences cognitives), le lean management est une science de gestion tournée vers le facteur humain et la réduction des pertes dans un processus de travail. Il s’appuie notamment sur des techniques de motivation du personnel, principal facteur de défaillance. Ces nouvelles approches du travail rentrent en contradiction avec les conceptions plus traditionnelles de l’administration classique que l’on nomme traditionnellement « wébérienne ».
Les pratiques managériales issues de la nouvelle gestion publique (ou NMP : Nouveau Management Public) oriente une organisation centralisée, hiérarchique, fondée sur des procédures juridiques fixes, vers la performance, les résultats, et une forme de dérégulation.
Ne nous y trompons pas : c’est généralement cette forme de dérégulation qui est qualifiée de « libération ». En effet, dans l’esprit du libéralisme économique (s’appuyant lui-même sur l’idée de liberté au sens moral ce qui rend tout débat difficile tant le mot liberté est connoté positivement), toute règle ou contrainte est considérée comme empêchant quelque chose de s’épanouir librement, sans frein. En somme, l’Etat, producteur par excellence de normes, doit progressivement s’effacer pour permettre aux forces vives de s’exprimer.
Notre analyse a pour ambition de rajouter l’élément économique aux transformations managériales. En effet, ces modes de régulation de l’hôpital n’apparaissent pas spontanément. L’administration traditionnelle est intimement liée au financement subventionné des établissements public de santé, et les nouvelles pratiques managériales vont de pair avec la financiarisation des hôpitaux au tournant des années 2000 (tarification à l’activité, convergence public-privé, externalisation des fonctions supports, cabinet de consultants).
Dans les deux tableaux ci-dessous, nous avons essayé de traduire trois époques récentes d’une trentaine d’années qui impliquent elles-mêmes trois modèles économiques (que nous appelons « infrastructures »), dont nos pratiques de gestions à l’hôpital sont les conséquences (que nous appelons « superstructures »).
Ainsi, en fonction de la situation financière de votre établissement, le mode de gestion évolue. L’apparition du lean management correspond à une période de pénurie où aucune ressource n’est garantie d’une année sur l’autre, soit l’inverse de l’administration traditionnelle des hôpitaux. Ces conditions de travail questionnent les valeurs classiques d’un établissement de soin et sont généralement source de malaise, voire de conflit.
Qu’est-ce qui fait conflit aujourd’hui à l’hôpital ?
Le rapport Couanau en 2003 parlait déjà de « désenchantement hospitalier » et dressait un constat inquiétant d’une « double crise morale et financière » à l’hôpital public : « dégradation des conditions d’accueil, absence de culture de l’évaluation, désorganisation aggravée par la mise en place de la RTT, investissements sacrifiés, absence de vision stratégique, carcans administratifs, mode de financement sclérosant, difficultés à identifier l’autorité et la responsabilité à l’hôpital ». En somme, l’heure était à la remise en question. Mais de quoi au juste ?
Nous définirons ici les valeurs traditionnelles d’un hôpital comme étant « contre-productives », au sens où elles n’intègrent pas forcément un objectif de résultat efficace. En effet, une organisation de soin poursuit des buts qui ne sont pas initialement ceux choisis par l’économie de marché, qui habitue les acteurs à agir en fonction d’une logique coût/bénéfice. Pour le dire autrement, une production crée une valeur marchande, un soin soigne, et crée une valeur non marchande. Sommairement, nous pouvons dégager trois valeurs à l’hôpital public. D’abord, l’hospitalité, c’est-à-dire l’accueil bienveillant d’un étranger non prévu. Cette disposition d’accueil libre à tout moment (il faut laisser un couvert et un lit au cas où quelqu’un se présente), issue de la charité et des hospices, contrevient à la course au taux d’occupation ainsi qu’au ciblage de la patientèle en fonction des spécialités médicales présentes sur un établissement. Ensuite, le soin comme approche affective, incertaine, et qui s’exerce sur un temps long. Cette prise en charge fondée sur l’apaisement de la douleur et la convalescence, sans référence au temps médical ou paramédical nécessaire à l’acte lui-même, ne correspond plus tout à fait aux objectifs de cadence et de technicité autour du malade.
Enfin ce sont les fameuses lois de Roland: égalité, neutralité et continuité du service public. Ces principes déterminent les fondements de l’hôpital public français notamment en regard de l’évolution européenne qui tend à déréguler l’offre de soin en favorisant la valeur marchande ou l’intérêt commercial. Reconnues pour leur rôle dans la cohésion sociale, ces lois sont néanmoins questionnées pour leur manque d’adaptation face au monde moderne, et aujourd’hui la notion de service public doit évoluer au rythme du progrès technique, du développement du marché et de l’évolution des besoins des utilisateurs. Cependant, doit-on permettre un soin à deux vitesses en fonction de la capacité financière du patient ? Peut-on laisser un département sans soins de recours si les taux d’occupation des lits sont trop bas ? Pourquoi encore imposer la laïcité ? L’égalité de traitement des agents de la fonction publique est-elle juste si on rétribue de la même manière l’effort et la paresse ?
Pour nous, la plupart des conflits à l’hôpital sont les conséquences de l’introduction dans le domaine des soins, d’une logique économique qui n’était pas sa logique initiale. Non qu’il existerait une séparation stricte entre un monde de l’économie froid et désincarné et un monde sanitaire, intimement vécu, et solidaire. Mais il est nécessaire d’avoir à l’esprit que nos comportements et nos modèles d’organisation sont provoqués par des déterminants économiques.
Quelques sources des conflits à l’hôpital :
- La rationalisation des activités sanitaires et sociale : le geste de soin devient acte technique guidé par un protocole
- Le développement du calcul et de l’efficacité dans un environnement non marchand
- L’émergence du contrôle de gestion et d’un droit moderne, fondé sur le contrat, se matérialisant par des rapports formels et impersonnels
- La dépersonnalisation ou fabrique de l’indifférence (on voit chez l’individu uniquement sa fonction ou sa valeur productive)
- Autonomisation (discours de la performance) et automatisation (gestion de processus et certification)
- L’individualisation des parcours amenuise la solidarité collective
Vers un « hôpital libéré » ? Ce que le Lean management dit aussi de la valeur travail
Il s’agit donc maintenant de faire la part des choses. Si les pratiques managériales modifient nos valeurs, elles permettent également de nous interroger sur nos modes de travail. Il est en effet trop caricatural de dépeindre un âge d’or de l’hôpital solidaire et sanctuarisé, et un cauchemar de l’hôpital-entreprise. Étonnement, même le lean management, souvent présenté comme la limite du modèle de gestion sous contrainte, révèle, peut-être à son insu, quelque chose de la valeur travail. De nombreuses remontées d’expérience dans les entreprises, soulignent que le lean management peut constituer un outil d’émancipation pour les travailleurs. Bien évidemment, cela parait contradictoire avec le discours qui voit le lean comme l’arme ultime de l’efficience et du dégraissage dans les organisations. Essayons pourtant de prendre les choses qui nous arrivent positivement et inspirons nous du questionnement de Franck Fischbach : « est-il encore possible de penser un quelconque lien entre le travail et l’émancipation ? » [2]
Concrètement, l’intensification des difficultés financières pousse directeurs et cadres à considérer en priorité la production de richesses. Dans un hôpital, cela signifie la production de soin ou de prestation, c’est-à-dire les actes (soins, médico-techniques, production de dossiers, encaissements, mais aussi logistiques, repas, linge,etc.). Or, ce sont les agents les plus opérationnels qui sont les plus proches de la production de ces unités d’œuvre. Nous voyons ici une première conséquence : l’unité fonctionnelle la plus opérationnelle, et non la hiérarchie, crée la valeur à l’hôpital.
Nous pourrions donc imaginer, et c’est là l’enjeu positif du lean, que les problèmes et les solutions peuvent être également identifées par ceux qui maitrisent le mieux les processus de production, et non ceux qui les conçoivent. Deuxième conséquence : l’efficience ne vise donc plus à réduire le nombre d’agents d’exécution mais plutôt les ratio d’encadrement. Seul un encadrement souple et tourné vers le soutien de la production est utile à l’organisation.
Voici en somme ce que montrent les pratiques managériales alternatives : la responsabilité des prises de décision pour une organisation efficace incombe aux employés : arrêt du système pyramidal, pratiques égalitaires, suppression des contrôles et des chefs, partage de l’information[3].
C’est précisément ce changement qui est contenu dans ce nouveau terme d’ « entreprise libérée ». Non pas un effacement des règles du code du travail ou un allègement des charges, mais bien le retournement des processus de prise de décision. Classiquement il existe « une séparation de l’ouvrier et des puissances intellectuelles de la production »[4], où l’encadrement dispose d’un pouvoir naturel sur l’exécution.
Or, il est tout à fait possible que les agents d’exécution se réapproprient leurs propres processus de travail. Cette question est délicate car elle présuppose une inversion culturelle dans une tradition hiérarchique encore très solide.
Pourtant, le lean management, loin de son utilisation parfois abusive, peut engager une telle révolution en ciblant l’efficience de la production et la réattribution de la valeur du travail à ceux qui la produisent.
Prochaine partie de son article, le mois prochain.
[1] Nous renvoyons ici aux articles que Gestions Hospitalières consacre à cette question.
[2] Franck Fischbach, Le sens du social, les puissances de la coopération, Editions Lux, 2016
[3] Le Bonheur au travail, ARTE, 23 janvier 2015
[4] Citation de Jacques Rancière, Les scènes du peuple, Horlieu Editions, 2003
Nous remercions vivement Frédéric SPINHIRNY, Directeur des Achats, de la Logistique et du Développement Durable chez Hôpital Necker-Enfants Malades, Rédacteur en Chef de la Revue Gestions Hospitalières, pour nos fidèles lecteurs de www.managersante.com