N°3, Mars 2017
by Éric Delassus
Lire la 1ere partie de l’article de l’auteur paru en Décembre 2016 sur MMS
Lire la 2ème partie de l’article de l’auteur paru en Février 2017 sur MMS
Certes, l’autorité du manager sur le managé n’est pas de même nature que celle du parent sur l’enfant, la relation ne s’établit pas entre un être mineur et un être majeur, mais entre deux personnes considérées comme responsables et faisant preuve de la maturité nécessaire pour se comprendre l’une et l’autre. Il n’empêche que pour maintenir un climat de confiance entre les deux termes de la relation, il faut que se manifeste de la part du manager une exigence bienveillante et de la part du managé le souci de bien faire et de prendre des initiatives lorsque cela s’avère nécessaire.
Il reste cependant à mettre en place les conditions d’un tel management que certains pratiquent probablement déjà sans peut-être savoir qu’ils prennent en considération cette dimension de vulnérabilité de la condition humaine lorsqu’ils se soucient de ce que pensent et ressentent ceux avec qui ils travaillent.
Ces conditions sont essentiellement humaines et relèvent principalement des dispositions dans lesquelles nous entrons en relation les uns avec les autres dans le monde du travail.
Il convient tout d’abord pour tenter de pratiquer ce type de management de ne pas vouloir faire entrer à tout prix les comportements et les conduites dans des procédures définies abstraitement à l’avance, mais d’apprendre à appréhender les situations en fonction de leur singularité, de manière à toujours agir au moment opportun, le Kairos des grecs, qui nécessite le recours à cette forme de sagesse qu’Aristote nomme la phronesis et que l’on traduit par prudence (Aristote, Tricot, 1990) ou sagacité (Aristote, Bodéüs, 2004).
Cette sagesse pratique qui permet de délibérer et de toujours adapter son comportement aux situations singulières est peut-être cette vertu qui nous permet, malgré notre vulnérabilité foncière, de trouver dans les moments difficiles le chemin à suivre pour « réparer » ce qui se casse parfois dans nos relations. La phronesis, dont un commentateur d’Aristote a dit qu’elle était « l’habileté des vertueux » (Aubenque, 1963, p. 61), est certainement la meilleure compagne de notre vulnérabilité pour rendre harmonieux ces liens de dépendance qu’il nous faut accepter et assumer.
Agir de cette manière, c’est aussi se libérer de la dictature du jugement et appliquer ce principe que nous recommande Spinoza :
« ne pas rire des actions des hommes, de ne pas les déplorer, encore moins de les maudire – mais seulement de les comprendre » (Spinoza, 2005, p. 91). Spinoza qui, s’il ne parle pas de vulnérabilité, parle de servitude pour désigner la condition humaine qui est soumise à un grand nombre de déterminations dont l’homme ne peut avoir que très difficilement connaissance. Prendre en considération la vulnérabilité humaine dans le management commence certainement par cette exigence de compréhension de l’autre afin de l’aider à progresser et à mieux assumer sa dépendance.
La pensée de Spinoza peut d’ailleurs être riche d’enseignements dans le cadre d’une réflexion sur le management intégrant la dimension de vulnérabilité de la condition humaine. En effet, la philosophie de Spinoza place le désir au centre de l’existence humaine et en fait le moteur même de l’action : « Le Désir est l’essence même de l’homme, en tant qu’on la conçoit comme déterminée, par suite d’une quelconque affection d’elle-même, à faire quelque chose. » (Spinoza, 1988, p. 305)
Tout individu – humain ou non-humain – est conduit à persévérer dans son être par une puissance qui résulte de sa structure même, de sa complexion propre. Cette puissance Spinoza la nomme conatus, terme que l’on a coutume de traduire par « effort » pour persévérer dans l’être. Il faut cependant ne pas se laisser abuser par ce terme qui n’a ici rien de volontariste. Une telle interprétation entrerait d’ailleurs en contradiction avec le déterminisme de Spinoza qui remet totalement en question la conception de la liberté comme libre arbitre :
« …les hommes se croient libres, pour la raison qu’ils ont conscience de leurs volitions et de leurs appétits, et que les causes qui les disposent à appéter et à vouloir, ils les ignorent, et n’y pense pas même en rêve. » (Spinoza, 1988, p. 81)
Remise en question dont on peut d’ailleurs noter qu’elle peut autoriser à risquer un rapprochement entre l’éthique spinoziste et la critique de la notion d’autonomie dans l’éthique du care. Parce qu’il n’est pas « comme un empire dans un empire » (Spinoza, 1988, p. 305), c’est-à-dire qu’il est soumis aux lois communes de la nature comme n’importe quelle autre chose, l’homme est un être dépendant, il est lié indissociablement à son environnement naturel, mais aussi social puisque dans cette configuration, l’homme et la société font intégralement partie de la nature.
Dans ces conditions, la liberté ne consiste aucunement en un impossible libre arbitre, mais dans la compréhension des causes qui nous déterminent et qui peuvent tout aussi bien accroître que diminuer notre puissance. Une telle philosophie ne peut donc qu’inviter à l’humilité et à la compréhension de l’autre. Personne n’est véritablement responsable de la puissance dont il dispose tant qu’il n’a pas vraiment compris par quoi il est mû.
Ainsi, nous pouvons nous libérer de la dictature du jugement qui le plus souvent consiste à louer ou blâmer l’autre, et parfois soi-même, au lieu d’essayer de comprendre quelles sont les véritables causes des comportements des uns et des autres.
Aussi, le manager qui est confronté à un employé qui semble peu motivé, qui commet trop fréquemment des erreurs ou qui ne parvient pas à s’adapter à son poste de travail ainsi qu’aux rythmes qui lui sont imposés, doit-il tout d’abord s’interroger sur les causes qui déterminent un tel comportement et se garder de toute accusation qui n’apporte en général de solution pour personne.
Même la paresse peut être considérée comme un impuissance, une faiblesse dont est victime celui qui en fait preuve. Elle est absence ou faiblesse du désir qui ne peut venir de la personne elle-même, mais nécessairement de causes externes qui l’affectent. La sollicitude consiste donc ici à s’efforcer de comprendre ce qui est à l’origine d’une telle diminution de puissance. Ces causes peuvent être personnelles, familiales, liées à un problème de santé, elles peuvent également résulter d’une incompatibilité entre la personne et son environnement de travail.
Il est donc nécessaire d’identifier ces causes pour pouvoir ensuite mieux les enrayer. Cela peut se traduire en termes de management par une tentative de mise en contact de la personne concernée avec les services sociaux ou médicaux avec lesquels est liée l’entreprise.
Si les causes sont d’une autre nature, il peut s’avérer nécessaire de discuter avec l’employé d’un possible changement de poste, voire d’une éventuelle réorientation professionnelle et d’un changement d’emploi. Faire preuve de care ne signifie pas tout tolérer, mais essayer d’abord de comprendre pour mieux agir en vue de l’intérêt de tous.
Cela signifie que l’on admet le droit à l’erreur de part et d’autre, tant pour le manager que pour le managé, et que lorsqu’un problème se pose, on cherche d’abord à en identifier la cause plutôt qu’à accuser tel ou tel, ce qui en général ne fait pas avancer vers une réelle solution.
Conclusion
Cette introduction de la prise en compte de la vulnérabilité dans le management peut donc être perçue comme une innovation dans la mesure où elle s’appuie sur un changement de paradigmes dans l’appréhension des relations et des actions humaines. Au lieu de s’appuyer sur des notions comme l’autonomie et la volonté, d’essayer de tout modéliser en termes de « process », cette démarche se conçoit plutôt en termes de puissance et d’impuissance, de plus ou moins grande vulnérabilité.
Ainsi, l’accomplissement d’un acte ne provient de ce que l’on veut ou non le réaliser, mais de ce que l’on peut ou non l’effectuer. Contrairement à l’adage populaire qui affirme que lorsque l’on veut, on peut, comme si la volonté avait cette vertu magique d’augmenter notre puissance, il apparaît plus réaliste de partir du principe qu’un individu ne peut jamais être plus que ce qu’il peut être à un moment donné, que sa puissance est toujours actuelle et jamais potentielle et qu’elle ne peut s’accroître que si on aide cet individu à mieux comprendre ce qui limite ses capacités d’action.
Tout cela n’est finalement, pour parler comme Spinoza, qu’une affaire de conatus. En conséquence, un management qui s’inspirerait de l’éthique du care, en prenant en compte la vulnérabilité et la singularité de chacun, pourrait également s’inspirer de la pensée spinoziste en développant une démarche que l’on pourrait qualifier de « conative » afin de prendre soin de la puissance créative que chacun peut mettre au service des autres par son travail. Il s’agit donc finalement de créer les conditions pour que puisse se développer ce que la philosophie américaine Martha Nussbaum, s’inspirant des travaux de l’économiste Amartya sen, désigne par le terme de « capabilités » :
Il existe désormais un nouveau paradigme théorique dans le monde de la politique du développement. Connu sous le terme d’« approche du développement humain », « approche de la capabilité » ou « approche des capabilités », il commence par une question toute simple : qu’est-ce que les gens sont réellement capables de faire et d’être ? (Nussbaum, 2012, p. 10)
On pourrait certes reprocher à cette manière d’envisager les relations humaines dans le monde du travail d’être trop « idéaliste », voire utopique et de rendre inopérantes les relations nécessaires d’autorité sans lesquelles une organisation ne peut fonctionner. Mais ce reproche ne vaut pas, car reconnaître la vulnérabilité de l’autre et donc aussi de ses subordonnés, ce n’est pas renoncer à exercer son autorité, mais c’est s’obliger à exercer une autorité bienveillante reposant sur la compréhension de l’autre, sur l’appréhension des situations en fonction de la singularité de la personne et sur la prise en considération des déterminations dont les personnes sont les objets (qu’elles soient sociales, culturelles, psychologiques ou autres) et qui peuvent expliquer leur comportement.
Ainsi, par exemple, faut-il considérer la paresse comme un vice ou comme une impuissance ? Il s’agit de chercher à comprendre le comportement de l’autre dans ce qu’il a de singulier, d’en rechercher les causes afin de trouver la meilleure voie à emprunter pour motiver la personne et lui donner le désir de travailler. Cela suppose d’une part que l’on appréhende les situations de chacun en termes de complexité et que l’on évite de rentrer dans ce que Gilles Deleuze appelle le système du jugement pour que l’on applique le conseil que Spinoza préconise en politique, mais qui vaut également dans le monde du travail :
…ne pas rire des actions des hommes, ne pas les déplorer, encore moins les maudire, mais seulement les comprendre. (Spinoza, 2005, p. 91)
Pour reprendre ici une formule empruntée à André Comte-Sponville : manager, c’est être un « professionnel du désir des autres ». Ce qui ne veut pas dire manipuler le désir d’autrui, mais si l’on se réfère aux principes du care – dont André Comte-Sponville ne se réclame pas, il est vrai – , aider l’autre à y voir aussi clair qu’il est possible dans son propre désir pour qu’il puisse l’accomplir utilement, tant pour lui-même que pour autrui, et le monde du travail est l’un des lieux à l’intérieur duquel il est possible de trouver, mais aussi de créer, les conditions de cet accomplissement du désir.
Reste à déterminer les conditions pour que cet accomplissement ne se réalisent pas malgré tout dans la servitude, une servitude insidieuse qui peut soumettre d’autant que le travailleur a le sentiment de faire librement et en le désirant ce qui, en réalité, lui est imposé par une autorité faussement bienveillante. Car le problème dans le monde du travail, comme l’a montré l’économiste Frédéric Lordon dans Capitalisme, désir et servitude (Lordon, 2010), c’est que le désir de l’employé, du salarié, quelle que soit sa position dans l’organisation, est soumis à un « désir maître », celui du chef d’entreprise ou du supérieur hiérarchique.
Introduire l’éthique du care dans le monde du travail, prendre en compte sa propre vulnérabilité et celle d’autrui, n’y a-t-il pas là une voie pour tenter de sortir des rapports de servitude que génère encore trop souvent l’organisation du travail ?
Pour aller plus loin :
?Aristote (2004), Éthique à Nicomaque, Traduction et présentation par Richard Bodéüs, Paris, Garnie-Flammarion.
?Aristote (1990), Éthique à Nicomaque, Traduction et notes par J. Tricot, Paris, Vrin.
?Aubenque P. (1963), La prudence chez Aristote, Paris, PUF.
?Giligan C. (2008), Une voix différente, Préface par Sandra Laugier et Patricia Paperman, Paris, Flammarion, Champs Essai.
?Lordon Frédéric (2010), Capitalisme, désir et servitude, Paris, La Fabrique.
?Mintzberg Henry (2005), Des managers, des vrais ! Pas des MBA, Paris, Éditions d’organisation.
?Molinier P., Laugier S., Paperman P. (2009), Qu’est-ce que le care ?, Paris, Petite Bibliothèque Payot.
?Nussbaum Martha C. (2012), Capabilités – Comment créer les conditions d’un monde plus juste ?, Traduit de l’anglais par Laurence Chavel, Climats.
?Spinoza (1988), Éthique, Traduction B ; Pautrat, Paris, Éditions du Seuil.
?Spinoza (2005), Traité politique, texte établi par Omero Proietti et traduction de Charles Ramond, Paris, P.U.F.
?Tronto J. (2009), Un monde vulnérable, pour une politique du care, Paris, La Découverte
Nous remercions vivement notre spécialiste, Eric, DELASSUS, Professeur agrégé (Lycée Marguerite de Navarre de Bourges) et Docteur en philosophie, Chercheur à la Chaire Bien être et Travail à Kedge Business School , de partager son expertise en proposant des publications dans notre Rubrique Philosophie & Management, pour nos fidèles lecteurs de http://localhost/managersante