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Manager selon le « care »: de quoi parle-t-on ? (Partie 1/3)

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N°1, Décembre 2016

by Éric Delassus


Management : De quoi parle-t-on ? 

Le terme de management présente cette particularité d’apparaître aux francophones que nous sommes comme un anglicisme, alors qu’en réalité, il tire son origine de la langue française. Parti du français vers l’anglais, il nous est revenu pour désigner ce que certains nomment la gestion des ressources humaines et qu’il serait peut-être plus judicieux d’appeler l’art de diriger et d’accompagner les hommes au travail.

Ce terme présente une telle polysémie qu’il peut aussi bien évoquer le dressage des animaux – la ménagerie – que l’administration domestique – la gestion du ménage. D’un côté, il évoque l’exercice d’une autorité qui n’est pas nécessairement bienveillante et qui laisse peu de place à l’initiative et à la liberté, de l’autre, il évoque une forme d’administration – la gestion – qui apparaît comme relevant plus de la prise en considération de données quantitatives que du souci de la qualité de vie des êtres humains dans une organisation à l’intérieur de laquelle ils ont à accomplir des tâches qu’ils n’ont pas toujours le désir d’effectuer.

Envisagé sous cet angle, le management peut être interprété comme une entreprise de manipulation des consciences et des désirs humains dans le but de faire travailler des hommes qui n’en ont pas toujours le désir. Il peut procéder d’une autorité contraignante ou de processus plus insidieux donnant à ceux sur qui il s’exerce l’illusion qu’ils exécutent de bon gré ce qu’en réalité, il préférerait ne pas avoir à faire. Cette description peut paraître caricaturale, néanmoins, même si elle ne correspond pas toujours à la réalité, elle renvoie à une représentation du management présente dans l’esprit d’un grand nombre de nos contemporains.

Or, « manager » peut prendre une toute autre signification. Si ce terme évoque la ménagerie et la gestion du ménage, il se trouve aussi en rapport avec le verbe « ménager » qui peut également signifier « prendre soin de ».

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La gestion semble plus concerner l’administration des choses que le gouvernement des hommes, c’est pourquoi le management semble relever d’une pratique d’une toute autre nature. Aussi, est-il possible de développer une nouvelle conception du management envisagé comme l’art de faire entrer en relation des personnes pour les faire travailler ensemble (Mintzberg, 2005) avec la conscience qu’il n’est pas nécessaire pour être efficace de se forger une âme d’acier dans un monde où ne règne qu’une impitoyable concurrence.

Bien au contraire, il apparaît que manager devrait plutôt signifier aujourd’hui se percevoir comme un homme vulnérable accompagnant et dirigeant d’autres hommes vulnérables, c’est-à-dire qui dépendent les uns des autres pour se rendre utiles socialement.

C’est précisément sur cette notion de dépendance qu’il importe d’insister aujourd’hui pour proposer une nouvelle approche du management et des pratiques managériales s’inspirant principalement des apports des éthiques du care et plaçant au coeur même des relations de travail la notion de vulnérabilité.

En effet, les relations humaines dans le monde du travail, si elles ne sont pas vécues sur le seul mode de la sujétion du subordonné à son supérieur, sont le plus souvent réduites à une relation contractuelle entre l’employeur et l’employé considérés chacun comme des individus totalement autonomes. Une autre grille de lecture est cependant possible. Il s’agit de remettre en question la notion d’autonomie qui n’est peut-être finalement qu’une fiction pour lui substituer celle de vulnérabilité et d’interpréter et de concevoir de nouvelles manières d’être à travers ce prisme.

La question désormais centrale est la suivante :

comment penser les relations entre les personnes à l’intérieur des organisations, et principalement dans les entreprises et le monde du travail, en les considérant non plus comme l’ensemble des rapports qu’entretiennent entre eux des individus autonomes, mais comme la rencontre d’hommes vulnérables, c’est-à-dire dépendants les uns des autres ?

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1) La vulnérabilité comme dépendance

La notion de vulnérabilité a été mise en avant par les théoriciens de l’éthique du care qui ont choisi de penser les relations humaines, non plus en considérant les hommes comme des individus naturellement autonomes, mais comme des personnes nécessairement dépendantes les unes des autres.

En effet, chacun naît et meurt dans la dépendance et l’augmentation de notre espérance de vie souligne à quel point la prise en charge de cette dépendance est et sera capitale dans les sociétés à venir.

Cependant, nous ne faisons pas que naître et mourir dans la dépendance, nous vivons également en étant en permanence dépendants les uns des autres. Que ce soit sur le plan matériel ou sur le plan psychologique, nous avons tous besoin les uns des autres et par conséquent, nous devons tous prendre soin les uns des autres. Cela est vrai sur le plan familial et affectif, mais cela ne devrait-il pas également se vérifier dans le monde du travail ?

Le travail est une activité éminemment sociale dans laquelle chacun est utile aux autres quelle que soit sa position dans l’organisation dont il fait partie.

L’ingénieur, le cadre ont autant besoin de l’ouvrier ou de la secrétaire que l’ouvrier et la secrétaire ont besoin d’eux :

Un employé de bureau ne se sent pas vulnérable face à l’agent d’entretien qui, chaque jour, enlève les déchets et nettoie les bureaux. Mais si ces services devaient cesser, la vulnérabilité de l’employé se révélerait. (Tronto, 2009, p. 181)

La dimension systémique de l’organisation du travail fait que les relations de dépendance présentent un caractère plus circulaire que linéaire et que chacun à son niveau est utile à tous les autres. Aussi, ne gagnerait-on pas à nous inspirer des enseignements des éthiques du care pour penser un management à la fois plus humain et plus efficace ? Ne serait-ce pas fait preuve d’une réelle innovation dans le management que d’y introduire cette dimension de vulnérabilité pour éviter qu’une relation, qui ne peut se limiter pas au seul exercice de l’autorité, parce qu’elle suppose une démarche collaborative, ne se transforme en une relation dans laquelle, seul compte le pouvoir.

Les réflexions développées dans le cadre de l’éthique du care, en s’inspirant des analyses psychologiques de Carole Gilligan (Gilligan, 2008) et de la politique du care de Joan Tronto (Tronto, 2009), se basent tout d’abord sur une dénonciation du caractère illusoire de l’autonomie foncière de l’être humain pour insister sur la nécessité de prendre soin de l’autre, de prendre en considération sa souffrance et sa faiblesse en faisant preuve à son égard de sollicitude.

Ce terme de sollicitude serait d’ailleurs plus pertinent pour traduire le mot anglais « care » que celui de soin qui a tendance à prendre une connotation négative en évoquant l’assistanat et la déresponsabilisation.

Le terme de care, quasiment intraduisible en français, ne renvoie pas seulement au soin, mais concerne également l’importance accordée aux autres hommes, pas simplement par compassion ou parce que nous serions mus par un altruisme désintéressé, mais aussi parce qu’il n’y a pas de vie humaine possible si nous ne nous efforçons pas de nous aider les uns les autres.

Or, contrairement à ce qu’une approche un peu rapide et superficielle de cette philosophie pourrait laisser croire, l’éthique du care peut tout à fait être pensée comme une éthique de la responsabilité dans la mesure où en prenant conscience de ma vulnérabilité et de ma dépendance, je dois aussi prendre conscience de celles des autres. Cette prise de conscience me rend donc, dans une certaine mesure, responsable aussi des autres avec qui je vis, qui m’aide et que je dois aider.

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Berenice Fisher et Joan Tronto ont d’ailleurs défini ainsi les quatre principaux éléments du care :

  • ? l’attention : «se soucier de»
  • ? la responsabilité : «prendre en charge»
  • ? la compétence : «prendre soin», le travail effectif qu’il est nécessaire de réaliser
  • ? la capacité de réponse : «recevoir le soin»

En associant ainsi la sollicitude et la responsabilité à la compétence, elles font du care une éthique concrète se traduisant dans une pratique qui ne prend tout son sens que par la capacité de réponse du récepteur de care, du bénéficiaire. Cette dimension de réception marque en effet notre interdépendance et notre double position de pourvoyeur et de récepteur de care. Il est donc nécessaire que chacun se soucie de l’autre, ne serait ce que pour satisfaire l’intérêt bien compris de chacun. Chacun est donc responsable, car il doit répondre autant de l’autre que de lui même par la sollicitude dont il doit faire preuve envers lui. C’est pourquoi la notion de « soin » apparaît comme trop réductrice pour traduire le vocable « care » qui évoque aussi l’importance, la valeur accordée à l’autre en opposition à l’indifférence – « I don’t care » – que cultive un certain individualisme contemporain. On peut, pour souligner la complexité de cette notion et la difficulté qu’il y a à la définir, faire référence à la définition qu’en donne Joan Tronto dans un article intitulé Care démocratique et démocratie du care :

« Une activité caractéristique de l’espèce humaine qui inclut tout ce que nous faisons en vue de maintenir, de continuer ou de réparer notre «monde» de telle sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde inclut nos corps, nos individualités et notre environnement, que nous cherchons à tisser ensemble dans un maillage complexe qui soutient la vie. » (Tronto in Molinier, Laugier, Paperman, 2009, p. 37)

En conséquence avant d’être considéré comme un être fondamentalement autonome l’être humain sera tout d’abord considéré comme un être vulnérable et susceptible de voir à tout moment de sa vie cette vulnérabilité s’accroître (maladie, handicap, vieillesse, pauvreté).

Cependant, si les hommes sont des êtres vulnérables, ils ne doivent pas percevoir cette vulnérabilité comme une faiblesse dont ils devraient avoir honte, bien au contraire toute leur force doit se situer dans leur capacité à assumer cette vulnérabilité qui est au coeur de leur condition. C’est d’ailleurs l’incapacité à assumer sa vulnérabilité qui est la cause d’un grand nombre de difficultés dans le monde du travail, tant pour les managers que pour les managés.

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Quand « on y arrive pas », lorsque l’on ne trouve pas de solutions à certains problèmes, qu’il s’agisse de difficulté propre au travail ou concernant la compatibilité entre vie professionnelle et vie personnelle ou familiale, on n’ose en parler ni à ses pairs ni à ses supérieurs de peur de passer pour incompétent, pour faible ou incapable. C’est ainsi que progressivement l’on s’enfonce jusqu’à ce que l’on perde pied et qu’il soit trop tard.

Alors, qu’en revanche, si chacun percevait sa propre vulnérabilité et celle des autres avec une plus grande sollicitude, personne n’hésiterait à demander de l’aide et à aider les autres, à faire preuve de ce care qui manque cruellement dans nos vies. Assumer sa vulnérabilité et pouvoir à la fois être un récepteur et un pourvoyeur de care pourrait certainement aider à briser la solitude dont souffre certains manager pris en tenailles entre leur hiérarchie et ceux qu’ils dirigent. Il convient donc de lutter contre les réticences qui font obstacle à cette acceptation d’une partie de soi-même et à son expression dans le monde du travail sur le mode de l’empathie et de la sollicitude.

Cette attitude souvent perçue comme essentiellement féminine est trop souvent rejetée par les hommes qui craignent d’y perdre leur autorité et abandonner par les femmes qui souhaitent légitimement occuper de réelles responsabilités dans le monde du travail.

L’éthique du care dont l’origine se situe dans la pensée féministe a pour objectif de renverser cette tendance en montrant que l’expression des affects peut aussi contribuer à renforcer la cohésion sociale et la solidarité.

Suite de l’article de l’auteur, le mois prochain en Février 2017

NB : Article également paru dans la revue Qualitique (N° 266 – Décembre 2015).


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Nous remercions vivement notre spécialiste, Eric, DELASSUS, Professeur agrégé (Lycée Marguerite de Navarre de Bourges) et  Docteur en philosophie, Chercheur à la Chaire Bien être et Travail à Kedge Business School , de partager son expertise en proposant des publications dans notre Rubrique Philosophie & Management, pour nos fidèles lecteurs de http://localhost/managersante 

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Professeur Éric DELASSUS

Professeur agrégé et docteur en philosophie (PhD), j'enseigne la philosophie auprès des classes terminales de séries générales et technologiques, j'assure également un enseignement de culture de la communication auprès d'étudiants préparant un BTS Communication. J'ai dispensé de 1990 à 2012, dans mon ancien établissement (Lycée Jacques Cœur de Bourges), des cours d'initiation à la psychologie auprès d'une Section de Technicien Supérieur en Économie Sociale et Familiale. J'interviens également dans la formation en éthique médicale des étudiants de L'IFSI de Bourges et de Vierzon, ainsi que lors de séances de formation auprès des médecins et personnels soignants de l'hôpital Jacques Cœur de Bourges. Ma thèse a été publiée aux Presses Universitaires de Rennes sous le titre De l'Éthique de Spinoza à l'éthique médicale ( http://www.pur-editions.fr/detail.php?idOuv=2597 ). Je participe aux travaux de recherche du laboratoire d'éthique médicale de la faculté de médecine de Tours. Je suis membre du groupe d'aide à la décision éthique du CHR de Bourges. Je participe également à des séminaires concernant les questions d'éthiques relatives au management et aux relations humaines dans l'entreprise et je peux intervenir dans des formations (enseignement, conférences, séminaires) sur des questions concernant le sens de notions comme le corps, la personne, autrui, le travail et la dignité humaine.

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