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Santé & travail: le territoire, pas la carte…(1ère Partie)

marie-peze


N°1, Novembre 2016


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Chacun d’entre nous a sa représentation du monde, vision qui s’appuie sur  des filtres humains complexes qui la rendent éminemment partielle,  même lorsque nous la pensons scientifique et rationnelle. Ces filtres sont nos limites sensorielles, la culture dans laquelle nous baignons, notre histoire infantile, nos choix idéologiques et éthiques. Nous y puisons la carte de notre monde.Nous pouvons entretenir l’illusion que notre carte du monde est la bonne, qu’elle rend compte de toute la réalité, QUE NOTRE CARTE COUVRE TOUT LE TERRITOIRE, ET MÊME QUE LA CARTE EST LE TERRITOIRE.

Je me souviens, lorsque j’étais enfant, le travail était le territoire dans lequel  je ne pouvais qu’entrer plus tard, sans souci. Comme mes parents,  j’allais gagner ma vie, la question ne se posait même pas. Le travail, à l’époque, semblait être comme l’air qu’on respire, nul besoin d’écrire des livres pour en démontrer  la centralité.

En 1975, lorsque je commençais à travailler comme psychologue dans un service de chirurgie de la main, il était évident que perdre sa main au travail était dramatique pour les ouvriers qui arrivaient aux urgences. Leur avenir était remis en cause. Heureusement, les mains de l’équipe chirurgicale étaient là pour réparer, greffer, reconstituer ces mains détruites.

L’organisation du travail était lointaine, peu perceptible. Ses dégâts ne concernaient que le corps physique. De temps en temps, un employeur accompagnait son salarié blessé, soucieux de la gravité de ses lésions. Quelquefois, un employeur se glissait, à l’heure des visites, au lit de son salarié fraichement réveillé, pour lui faire signer des feuilles de papier en blanc qui attesteraient, plus tard, qu’il construisait une étagère chez lui avec la scie circulaire du patron. Les deux cas de figure étaient anecdotiques et alimentaient nos pauses café.

Si le travailleur ne guérissait pas, c’est qu’il cherchait des bénéfices secondaires, Je sortais mon tiroir psychanalytique ou mon tiroir psychosomatique. Tout paraissait si clair, tout avait une explication. Ceux qui étaient en arrêt depuis des mois s’étaient enfoncés dans la sinistrose ou bien truandaient la Sécurité sociale. Je caricature à peine. Nos positions scientifiques étaient moralisatrices (donc peu scientifiques). Mais c’était le plein emploi ; si on ne travaillait pas, c’est qu’on était paresseux. Ou névrosé. Ou revendicateur.

Nos pseudo-perceptions scientifiques étaient bien sûr des perceptions communes, forgées par nos à priori et nos stéréotypes. Ces perceptions étaient partielles et orientées, nous ne le savions pas. Ma carte de psychanalyste, de psychosomaticienne était ma vérité.

Mais voilà,  La carte n’est pas le territoire. Je travaillais dans les Hauts-de-Seine, le département le plus riche de France, le 92. Des cadres du quartier de la Défense jusqu’aux caissières des supermarchés, toutes les catégories socioprofessionnelles sont représentées sur ce territoire.

Dès  1995, malades de leur travail, je les ai vus débouler dans ma consultation. Les récits  sont d’ailleurs les mêmes dans la bouche des accidentés du travail, des ouvrières atteintes de TMS et des cadres de la Défense. il se passe quelque chose sur le territoire que ma carte n’explique plus.

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On  m’adresse ces patients pour savoir ce qui dans leur histoire personnelle les empêche de guérir.

Mais comment dire à l’ouvrière qui souffre des vingt-sept bouchons qu’elle visse par minute, que son Œdipe y est pour quelque chose ?

Comment dire au harcelé qui s’effondre à son poste : « Pourquoi n’êtes-vous pas parti plus tôt ? », de l’air entendu du psy qui pense que ce n’est pas normal de se faire humilier aussi longtemps, alors que démissionner fait perdre ses droits sociaux ?

Toutes ces jeunes femmes Cadres de la Défense s’appuient-elles sur leur masochisme féminin pour accepter d’être payées 25 % de moins que les hommes?

Personne dans la communauté médicale ne partage à l’époque mon avis. Mais moi, ma carte scientifique ne me  suffit plus.

« Marie, vos patients harcelés sont de petits paranoïaques ! » me disent mes correspondants psychiatres.

« Des salariés fragiles » répondent les employeurs formatés à trancher entre fort et faible.

Pour prendre en charge ces salariés en danger, Il fallut bâtir très vite un nouveau réseau, différent de celui que j’avais déjà construit autour de la douleur chronique des blessés du membre supérieur. Avec Nicolas Sandret à Créteil et Marie-Christine Soula à Garches, l’embryon du réseau de consultations  voit le jour. Les parcours des premières consultations ont été solitaires car personne dans la communauté  scientifique ne partageait notre point de vue.  Chacun avait sa carte et s’y accrochait mordicus.

Je crée un groupe de réflexion avec tous les représentants des disciplines nécessaires à la compréhension de ce qui se passe dans le monde du travail: Médecins, avocats, magistrats, MIRTMO, inspecteurs du travail, psychologues, sociologues,ergonomes y participent  et construisent des outils : la liste des techniques de management pathogènes, l’entretien spécifique à utiliser, le tableau clinique spécifique aux situations de harcèlement professionnel, la coopération médico-juridique.

Puisqu’on ne nous croit pas, et que nous pressentons de plus graves violences à venir, il faut montrer, ouvrir la consultation aux documentaristes.[1]

Les événements vont tragiquement donner raison à notre intuition de sentinelles de territoire. Mais il faudra atteindre un nombre de suicides incroyable, et de cadres, pour que l’on voie se multiplier les unes des journaux, se réunir plusieurs commissions parlementaires.

J’assiste à des bras de fer théoriques entre chercheurs, pour trouver les causes : harceleur pervers, bon et mauvais stress, organisation du travail pathogène…

Des bras de fers commerciaux surgissent car la souffrance au travail est un marché juteux. Pour certains.

De savants calculs statistiques  tentent de dédramatiser le constat : « Mais c’est un chiffre normal de suicide! »

Nous pouvons décider que ce qui vient ébranler notre vision du monde, notre carte, n’est pas vrai, nous pouvons décider que ce qui remonte du territoire n’existe pas. Il est tellement tentant, défensivement ou stratégiquement, de tenir  un discours plus léger, positif uniquement, de parler de qualité de vie au travail. d’opposer aux plaintes des questionnaires quantitatifs de tous ordres, de mettre en place des lignes d’écoute vertes ou bleues, du coaching,  bientôt des tests génétiques, des mesure du taux de cortisol du salarié!

Pendant ce temps, Le nombre de consultations « Souffrance et Travail » ne cesse de s’accroître pour répondre à l’augmentation des demandes.

SITE Souffrance & Travail, Marie PEZE.JPG

En 2016 nous sommes à 120 Centres de Consultations « Souffrance au Travail ».

Le premier certificat de spécialisation en psychopathologie du travail est crée au CNAM en 2008 pour former ces cliniciens pointus.

Le site souffrance et travail crée en 2010 pour sauvegarder mes savoir-faire après mon licenciement et les mettre en accès libre, met en visibilité le réseau.  Ni le Ministère de la santé, ni celui du travail n’accepteront d’en héberger le lien pour faciliter l’accès au soin. Oubliant qu’internet est un nouveau territoire qui court-circuite la démission symbolique des institutions et l’aveuglement des cartes.

 Ce maillage du territoire est notre force.  Il assure une prise en charge plus réactive des patients et la mise en place de fortes pratiques de coopération avec les acteurs de terrain que j’ai déjà décrit..

Le mois prochain,

vous découvrirez la 2ème partie de cet article, avec Marie PEZE


Pour aller plus loin :

[1] Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés, de Sophie Bruneau et Marc Antoine Roudil. La Mise à mort du travail, de Christopher Nick, Jean-Robert Viallet et Alice Odiot, en octobre 2009, qui reçoit le prix Albert Londres. J’ai très mal au travail de Jean-Michel Carré, en 2006.

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Nous remercions vivement notre spécialiste, Marie PEZE, psychanalyste et docteur en psychologie, ancien expert judiciaire (2002-2014), est l’initiatrice de la première consultation « Souffrance au travail » au centre d’accueil et de soins hospitaliers de Nanterre en 1996. À la tête du réseau des consultations Souffrance et Travail, ouvert en 2009 le site internet Souffrance et Travail, pour partager son expertise en proposant sa Rubrique mensuelle, pour nos fidèles lecteurs du Blog MMS

Marie PEZE

Docteur en Psychologie, psychanalyste, expert judiciaire près la Cour d’Appel de Versailles. Responsable de l’ouverture de la première consultation hospitalière « Souffrance et Travail » en 1997, responsable du réseau des 130 consultations créées depuis, responsable pédagogique du certificat de spécialisation en psychopathologie du travail du CNAM, avec Christophe Dejours. En parallèle, anime un groupe de réflexion pluridisciplinaire autour des enjeux théorico-cliniques, médico-juridiques des pathologies du travail qui diffuse des connaissances sur le travail humain sur le site souffrance-et-travail.com Bibliographie : Le deuxième corps, Marie PEZE, La Dispute, Paris, 2002. Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés, Pearson, Paris, 2008, Flammarion, collection champs en 2009 Travailler à armes égales, Pearson, 2010 Je suis debout bien que blessée, Josette Lyon, 2014

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