N°16, Septembre 2018
Article écrit par Eric, DELASSUS, (Professeur agrégé (Lycée Marguerite de Navarre de Bourges et Docteur en philosophie, Chercheur à la Chaire Bien être et Travail à Kedge Business School)
Relire la 1ère partie de son article
Comme nous l’avons souligné dans l’article précédent, il y a un caractère mortifère de l’individualisme contemporain et l’opposition de l’individu et de la société ne fait qu’étouffer l’incontournable dimension sociale de l’être humain.
En quoi la notion de personne revisitée peut-elle être novatrice ?
Le caractère superficiel d’une telle opposition a d’ailleurs était remarquablement mis en évidence par Norbert Elias dans son livre s :
Chaque sujet pris individuellement naît au sein d’un groupe qui était là avant lui. Mieux encore : chaque individu est par nature fait de telle sorte qu’il a besoin des autres qui étaient là avant lui pour pouvoir grandir[1].
L’individu n’est pas l’opposé de la société, il en est même le produit, il n’existe pas sans la société dont il est issu. La notion même d’individu est un produit de l’histoire de nos sociétés, elle n’a pas toujours structuré les mentalités et nous ne sommes pas condamnés à nous percevoir définitivement comme des individus coupés les uns de autres.
C’est pourquoi le retour vers la notion de personne n’est en rien anachronique pour remettre en question ce colosse aux pieds d’argile qu’est l’individu. Elle nécessite cependant d’être revisitée, réexaminée afin de faire en sorte qu’elle ne donne pas lieu à une vision trop essentialiste ou substantialiste de l’homme. Il ne s’agit pas de faire descendre du «ciel des idées» une définition de la personne humaine sur la terre, mais à l’inverse de partir des relations concrètes que les hommes entretiennent les uns avec les autres pour en dégager une conception nouvelle de la personne.
Il s’agit donc, au lieu d’adopter une position de surplomb pour s’installer dans la posture du jugement, de saisir la dynamique immanente aux relations humaines afin de les mieux comprendre pour contribuer à leur évolution.
Aussi, pouvons nous d’emblée répondre à ceux qui nous accuseraient d’angélisme ou d’idéalisme parce que nous allons insister principalement sur la dimension relationnelle de la personne, qu’il suffit d’analyser en détail notre propos pour y trouver autant de raisons de croire en l’homme que de désespérer de sa capacité à devenir plus humain qu’il n’est.
Mais, c’est précisément en s’efforçant de comprendre les raisons qui permettent d’expliquer les comportements humains que l’on se donne les moyens de faire progresser l’humanité.
En effet, l’humanité n’est pas donnée, elle est à construire, c’est pourquoi un homme peut toujours devenir plus humain qu’il ne l’est. Pour cela les hommes ont besoin de sens et de valeurs, mais pas de sens et valeurs issus d’une hypothétique transcendance, mais de sens et de valeur produite par la réflexion des hommes sur eux-mêmes et les relations qu’ils entretiennent les uns avec les autres.
C’est par cet effort pour mieux percevoir ce à quoi nous aspirons vraiment et pour mieux comprendre comment nous vivons ensemble que nous pourrons construire une nouvelle idée de la personne porteuse de sens et de valeurs.
S’il n’y a sens que là où il y a relation, s’il n’y a de valeur que du désirable, c’est en pensant la personne comme émergeant de la rencontre du désir des uns avec celui des autres que nous pourrons mieux comprendre comment vivre et travailler les uns avec les autres, les uns pour les autres.
Alors que l’individu procède d’une perception mutilée de l’homme qui le coupe de ses semblables, la personne est le fruit d’une approche d’autant plus riche qu’elle pense l’homme en termes de relation, relation au monde et par conséquent relation aux autres.
Ainsi pouvons nous redonner sens au travail et penser différemment le management ?
Le travail ne peut plus alors se réduire à n’être qu’une activité dont la finalité est de satisfaire directement ou indirectement les intérêts égoïstes de celui qui l’exerce, il est aussi une source d’épanouissement personnel et social, il est également une activité accomplie en vue du bien commun. Travailler c’est agir avec d’autres personnes pour d’autres personnes.
Cependant, si l’individu moderne et l’individualisme qui en découle montrent aujourd’hui leurs faiblesses, il convient de «ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain» et de reconnaître les progrès qui ont pu être accomplis grâce à cette perception de l’homme par lui-même.
On ne peut dépasser une chose qu’en passant par elle. S’il est nécessaire aujourd’hui de changer de paradigme, il convient cependant d’examiner nos repères antérieurs pour mieux les remettre en cause.
C’est pourquoi nous allons tout d’abord reconnaître les mérites d’une telle notion.
Grandeur et misère de l’individu : un détour historique pour comprendre
Il convient dans un premier temps de souligner que la perception de soi et des autres en tant qu’individu est une conquête de notre modernité. On peut affirmer très schématiquement qu’elle voit le jour philosophiquement avec la naissance du sujet cartésien issu de la démarche dubitative du cogito, le fameux «je pense donc je suis» sur lequel Descartes fonde la connaissance et reconstitue tout l’édifice de la science. Certes, le sujet n’est pas l’individu, mais l’on peut malgré tout voir en lui l’initiateur de l’individu qui émergera du mouvement des Lumières avec le notions de liberté et d’égalité.
Il faut voir dans cette perception des hommes comme des individus libres et égaux en droit, un progrès relativement à l’antiquité et au moyen-âge. Jusque là, en effet, l’homme se percevait et n’était perçu qu’en fonction de sa communauté d’appartenance, ce qui donnait d’ailleurs lieu à des sociétés profondément inégalitaires et hiérarchisées selon une structure aristocratique considérée comme naturelle et rendant quasiment impossible le passage d’une caste dans une autre. La perception de l’homme comme individu a donc été un incontestable facteur d’émancipation contribuant à rendre effectifs les idéaux de liberté et d’égalité qui sont des acquis incontestables du mouvement des Lumières.
Il convient malgré tout de préciser que la notion d’individu n’est pas apparue brutalement, qu’elle s’est constituée de manière lente et progressive au cours des siècles et que des prémisses d’égalité individuelle vont commencer à percer avec le christianisme et l’idée que tout homme est un être égal à ses semblables aux yeux de Dieux.
La littérature et la philosophie vont progressivement laisser s’exprimer quelque chose de l’individu dans des formes qui vont se manifester par l’expression de l’auteur à la première personne. C’est ce qu’inaugurera Saint Augustin avec ses Confessions, ce que cultivera Montaigne dans ses Essais et qui trouvera une certaine forme d’accomplissement avec d’autres Confessions, celles de Jean-Jacques Rousseau. Tout se passe un peu comme si dans les sociétés à forte pression communautaire l’individu cherchait malgré tout à trouver sa place, alors qu’à l’inverse aujourd’hui, tandis que l’individualisme règne en maître, la dimension relationnelle de l’homme tente de se faire sentir.
Et si, philosophiquement, le sujet cartésien peut être interprété comme l’annonciateur de l’individu contemporain, il convient de relativiser cette approche en soulignant que si l’ego cogito est fondateur sur le plan épistémologique, il ne l’est pas totalement sur le plan moral, comme le laisse entendre ce extrait de la correspondance de Descartes :
« Il y a une vérité dont la connaissance me semble fort utile : qui est que, bien que chacun de nous soit une personne séparée des autres, et dont, par conséquent, les intérêts sont en quelque façon distincts de ceux du reste du monde, on doit toutefois penser qu’on ne saurait subsister seul, et qu’on est, en effet, l’une des parties de l’univers, et plus particulièrement encore l’une des parties de cette terre, l’une des parties de cet État, de cette société, de cette famille, à laquelle on est joint par sa demeure, par son serment, par sa naissance« [2].
En insistant sur les liens qui unissent les sujets à des entités qui les dépassent, Descartes souligne donc la relativité de la perception de soi comme individu. Ce point de vue sera d’ailleurs affirmé avec plus de radicalité par Spinoza qui ira jusqu’à remettre en question la notion même de sujet en affirmant que l’homme n’est pas dans la nature «comme un empire dans un empire[3]», c’est-à-dire qu’il n’est pas un être qui échappe aux lois de la nature, mais qu’au contraire il est déterminé par celles-ci comme n’importe quel autre réalité individuelle la composant.
Cela conduit donc Spinoza à penser la notion d’individu d’une manière tout à fait originale, puisque dans le vocabulaire spinoziste ce terme ne se comprend plus en référence à son étymologie comme désignant un être indivis, mais se comprend à l’inverse comme composant et composé.
Ainsi le corps humain est une réalité individuelle composé d’une multiplicité d’autres corps existant pour eux-mêmes mais non par eux-mêmes et ayant donc besoin d’être reliés à d’autres corps pour subsister.
Ce corps qu’ils composent par ces liens doit lui aussi s’unir à d’autres corps pour former ce corps plus important que l’on appelle une société, le corps social.
Tout individu se définit donc par les lois de composition qui le constituent et par lesquelles il constitue des individus plus grands.
L’homme se définit donc dans cette perspective comme un être relié, relié à la nature tout entière et par conséquent relié aux autre hommes à l’intérieur de la société. Ce sont ces liens qui donnent sens à son existence et qui sont à l’origine de ces aspects fondamentaux de la condition humaine que sont la socialité – les hommes ne peuvent vivre les uns sans les autres -, l’altérité – chacun est un autre pour tous les autres, à la fois semblable et différent – et la vulnérabilité – nous sommes tous en situation de dépendance les uns envers les autres.
Lire la suite de cet article le mois prochain
Pour aller plus loin :
[1] Norbert Elias, La société des individus, Fayard, paris, 1991, p. 57.
[2] Descartes, Lettre à Élisabeth du 15 septembre 1645.
[3] Spinoza, Éthique III, préface.
Nous remercions vivement notre spécialiste, Eric, DELASSUS,Professeur agrégé (Lycée Marguerite de Navarre de Bourges) et Docteur en philosophie , de partager son expertise en proposant des publications dans notre Rubrique Philosophie & Management, pour nos fidèles lecteurs de www.managersante.com
Biographie de l’auteur :
Professeur agrégé et docteur en philosophie (PhD), j’enseigne la philosophie auprès des classes terminales de séries générales et technologiques, j’assure également un enseignement de culture de la communication auprès d’étudiants préparant un BTS Communication.
J’ai dispensé de 1990 à 2012, dans mon ancien établissement (Lycée Jacques Cœur de Bourges), des cours d’initiation à la psychologie auprès d’une Section de Technicien Supérieur en Économie Sociale et Familiale.
J’interviens également dans la formation en éthique médicale des étudiants de L’IFSI de Bourges et de Vierzon, ainsi que lors de séances de formation auprès des médecins et personnels soignants de l’hôpital Jacques Cœur de Bourges.
Ma thèse a été publiée aux Presses Universitaires de Rennes sous le titre De l’Éthique de Spinoza à l’éthique médicale. Je participe aux travaux de recherche du laboratoire d’éthique médicale de la faculté de médecine de Tours.
Je suis membre du groupe d’aide à la décision éthique du CHR de Bourges.
Je participe également à des séminaires concernant les questions d’éthiques relatives au management et aux relations humaines dans l’entreprise et je peux intervenir dans des formations (enseignement, conférences, séminaires) sur des questions concernant le sens de notions comme le corps, la personne, autrui, le travail et la dignité humaine.
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